Le peintre Alexis Fraikin

Le peintre Alexis Fraikin

La peau grattée, trouée, raclée. Des monstres qui se dessinent avant de se remplir de couleur, puis de se battre pour gagner leurs contours. Fraikin fait tourner les toiles pour faire parler les esprits de sa peinture. Il convoque ses drôles de formes organico-va-savoir-quoi, figurant un monde où prime la matière peinte, figurant la peinture, ce monstre qui a dévoré la main de plus d’un artiste.

Une peinture risquée, écorchée, attentive et brutale. Affirmée. Une peinture qui se sauve par le dessin et s’achève dans un contour longtemps négocié entre le fond et la figure. Arbitre de son chaos, Fraikin n’arrête le combat que lorsqu’il tient enfin la bonne piste, et qu’il peut dire de son tableau, toujours au bord du K.O., que « ça tient ». Couché ou debout - peu importe à cette peinture renversante qui va chercher la lumière dans des couleurs qui n’ont pas peur de se salir. Comme les enfants, sautant à pieds joints dans la boue. Le réel seul est beau, disait le philosophe Alain. Fraikin est beau quand il peint, et sa peinture le lui rend bien.

Apparaître, quel drôle de métier. Les êtres qui se manifestent dans ses toiles, d’où viennent-ils ? Ils nous rappellent quelque chose, comme le monde sous-marin croisé avec l’extra-terrestre. Les contours sont bien nets, mais c’est pour cacher que ces êtres sont bien flous. Ils ont des airs mous, tubulaires, vers de terre, éponges, glups, on pourrait dire des glups, comme on a pu dire des shadocks, des créatures plutôt que des êtres, des espèces de, disons. Comme des brouillons de vivants qu’un dieu farceur ferait accéder à l’existence malgré tout.

Une existence en peinture, juste pour voir. Et on voit. On ne sait pas quoi en dire ou en penser, car on sent bien qu’on entrevoit. On est autorisé à jeter un œil sur ce quelque part, dans ces limbes où ces animaux - mais sont-ils vivants ? en tout cas, où ça bouge. Ça grouille. Un psychanalyste nous parlerait d’inconscient - c’est bien ce que font les psychanalystes, non ? Parler. Et c’est bien ce qu’ils sont, non ? Inconscients. Ils nous parleraient de quoi sinon du ça ? Alors qu’ici, ça bouge sous nos yeux. Ça ne sort de nulle part, c’est là avec des airs de s’être extrait de profondeurs, mais surtout : ça peuple. C’est désespérément présent.

On sent qu’on ne pourra plus les annuler, ces sales bêtes, avec leurs sales belles couleurs, bien moirées, bien pleines, avec leur texture épaisse - « trempez-la dans l’huile », on a l’impression que Fraikin a pris la comptine au sérieux, et a consciencieusement plongé tout ce qu’il a trouvé dans un bain de peinture grasse. Il y a un désespoir industriel là-dedans - une marée noire de toutes les couleurs. Mais un espoir de sale gosse qui continuerait à faire des châteaux de sable sur une plage mazoutée. Il y aurait du breton là-dessous que ça ne nous étonnerait pas. Un enfant de son époque, comme on dit. Un enfant de la télé, aussi.

Tous ces dessins animés, toutes ces métamorphoses, ça sent le Babar, le Casimir, vous voyez ce que je veux dire ? Le Barbapapa et le barbatruc. Gribouille n’est pas très loin. Quel âge a Fraikin ? L’âge de la pâte à modeler, mais en fumant des clopes. L’âge de tout se salir, mais en travaillant propre. Tout un art : se salir avec science. Travailler pour préparer son terrain de jeu. Se bagarrer comme dans une cour de récré. Ça sent le mauvais élève, le cancre qui a fait enrager ses parents, et qui à force de gribouiller sur les tables a fini par les coller aux murs et par les exposer pour les vendre ! Fraikin est un sacré garnement. Avec sa gueule de tombeur et son air de ne pas y toucher, on s’attendrait à moins de force, à plus de facilité dans la séduction. Mais le brun, pour n’être pas ténébreux, ouvre avec charme des vues sur abîmes, son sourire engage dans des zones à la Burroughs, une sorte d’Interzone où pullulent les créatures intermédiaires, maudites, dont le corps est une souffrance, coloriée par un farceur. On aime, mais on sent qu’on ne devrait pas.

On aime malgré soi.On regarde une toile de Fraikin, et on sait que là, quelque chose se passe. Quelque chose s’est passé ; il y a des cicatrices, des coups de scalpel, des trucs qui ont coulé, qu’on a grattés, on sent que ça s’est bagarré. Ces contours noirs épais, comme au goudron, même quand ils détachent une figure d’un fond, seraient plutôt des points de suture permettant de fermer grossièrement la forme qui risque de s’échapper, ou de se faire bouffer par le fond. Car la figure est vorace, elle a une grande gueule, mais le fond a faim. Voilà le fond de l’histoire, peut-être. La figure a des dents, mais le fond a les crocs, et cette guerre civile qui se ranime à chaque toile qui commence, ne se conclut que dans cette fermeture - éclair final - posant un équilibre avec la vigueur d’un traité de paix. C’est signé sous les bombes, un tableau de Fraikin.

Une affaire qui se passe entre la peinture et elle-même, un corps à corps sans pitié, avec tous les moyens du bord. Les couleurs se ruent hors de leurs tubes, et pas de pot, elles se cognent, s’éclaboussent, ne respectent jamais les frontières déjà tracées - mais pour qui elles se prennent ? Des rebelles, qui ne se sentent vivantes que dans la transgression, elles n’ont qu’une envie : en découdre, au plus vite. Et préfèrent se mélanger sur la toile que sur la palette - quelle palette ? Le mur devrait faire l’affaire. Frontale, la peinture de Fraikin a quelque chose de taurin.

On apprécie le taureau dont la charge est franche, directe, la bravoure et la noblesse vont de pair avec cette absence de malice. Sans artifice, plus taureau que torero, Fraikin se lance, et sa jeunesse, et son courage, dans l’arène. On aime les traces de ce combat loyal, mano a mano avec la couleur. A chaque fois, il s’en sort. Et on se demande. On a peur pour lui. Est-ce qu’il ne va pas se rater, à la prochaine ? Le sentiment du risque, voilà ce qui traverse le spectateur.

Ce type-là s’aventure. Il invente son terrain. Il arpente de l’inconnu, et il rapporte des croquis étranges, de monstres qu’il n’a même pas vus, qu’il découvre à son retour, premier spectateur de sa chasse. Il peut sourire, vainqueur.

Une fois encore, il sait qu’il les a eus.

Le site d’Alexis

Le site d’Alexis