Karoline Postel-Vinay et la puissance narrative des nations

Karoline Postel-Vinay et la puissance narrative des nations

Karoline Postel-Vinay est directrice de recherche au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI). Auteur d’un essai hautement recommandable, « L’Occident et sa bonne parole », elle retrace avec mesure et clarté l’émergence des grands récits politiques censés donner un sens global aux évènements contemporains.


« Guerre contre le terrorisme », « Guerre froide », « Grande Guerre », autant d’exemples qui signent la puissance dont disposent certaines nations d’imposer un certain récit. Karolyne Postel-Vinay nous permet de comprendre comment les grands récits unifient le monde (en vertu d’une totalité pour le moins artificielle), comment certains récits finissent (se souvient-on des efforts du démocrate James Fallows pour transformer la Japon en Empire du Mal ?) comment ces narrations donnent un sens à la guerre tout en dictant un certain imaginaire de la paix. Il va sans dire que ces métarécits ne vont pas de soi : il paraît même urgent de les penser de l’intérieur. Nous l’avons interrogée lors de la commémoration des attentats du 11 Septembre 2001.





Vous avez montré avec une très grande acuité la manière dont se forment les grands récits géopolitiques. Avant d’entrer dans les détails, que vous inspire la manière dont les commentateurs ont traité les commémorations du 11 Septembre ?

L’hommage rendu aux victimes était nécessaire et important ; le fait de souligner la dimension réellement internationale de l’événement (ne serait-ce que par la diversité de nationalités des victimes), l’était également. Les commentateurs ont parfois été plus loin en donnant à l’événement un sens plus absolument fondamental qu’il n’a à mon sens. Les présentateurs de CNN, une chaîne de télévision qui prétend à un regard "global" sur le monde, étaient par exemple tous habillés en noir ce jour là. Faut-il donc être plus endeuillé pour les victimes du 11 septembre que d’autres, celles du Darfour par exemple, ou les victimes civiles du Liban ou d’Irak ? Cette tendance au "deux poids, deux mesures" affaiblit le caractère a priori fédérateur du 11 septembre ; il peut devenir plus difficile de dire "nous sommes tous américians".

Cet évènement est tantôt présenté comme un évènement global et tantôt critiqué comme l’indice d’une américanisation illégitime des conflits dans le monde : cette guerre serait beaucoup moins globale qu’il n’y paraît. Il est d’ailleurs intéressant que nous nous fassions les champions de cette lecture « hypercritique » du 11 Septembre dans la mesure où nous avons été les premiers a impliquer des Nations non européennes dans des guerres dites mondiales (au point d’imaginer qu’une Europe en paix signifierait de facto un monde en paix). Aujourd’hui, l’Europe découvre épouvantée qu’elle peut être entraînée dans une guerre qu’elle aimerait éviter et dont elle conteste les termes...

La lecture par le gouvernement américain du 11 septembre,
est que c’est là le point de départ d’une nouvelle guerre
mondiale, la "guerre contre la terreur" (War on Terror). Le
discours des terroristes islamiques est symétrique puisqu’il
prône aussi une guerre à l’échelle mondiale, contre les
infidèles. Certains gouvernements européens, notamment celui
de Tony Blair, ont repris à leur compte la notion de "guerre
contre la terreur", mais d’autres, tout en reconnaissant la
réalité du terrorisme international, n’adhèrent pas à la
vision d’un grand combat mondial qui opposerait deux
"camps". Il vrai que les Européens ont autrefois appelé
guerre "mondiale" des conflits qui étaient certes de très
grande dimension mais dont les principaux protaganistes
étaient occidentaux, Européens et Américains.

En 1914, les
peuples colonisés, représentant une bonne partie de la
planète, n’avaient pas leur mot à dire ; les enjeux étaient
d’abord et avant tout européens. Idem en 1939. Les Chinois
continuent d’appeler "guerre de résistance contre le Japon", plutôt que "seconde guerre mondiale", ce conflit qui commence pour eux dès 1931, bien avant Pearl Harbor. Et
encore une fois pour les peuples colonisés, la signification
universelle de ce conflit n’allait pas de soi. Le problème
est similaire pour la guerre froide, présentée comme conflit
mondial par les Occidentaux (et leur ennemis directs), mais
auquel le Mouvement des Non-Alignés refuse de donner une
portée globale. La capacité des Occidentaux à imposer leur
lecture du monde - ce que j’ai appelé dans mon livre un
grand "récit géopolitique" - s’est vérifiée jusqu’à
aujourd’hui. Or, si l’opinion publique européenne est plutôt
hostile à la vision de la "guerre contre la terreur",
l’Europe en tant qu’acteur international est trop incertaine
pour pouvoir clairement cautionner ou refuser cette vision.

Quelles sont les principales raisons géopolitiques, à vos yeux, de cette incertitude européenne ?

La capacité à imposer sa propre lecture du
monde aux autres pays de la planète est une question de
puissance, une puissance narrative qui accompagne la force
économique, technologique, militaire. Les pays européens
avaient cette capacité jusqu’au début du vingtième siècle,
tant que les Etats-Unis n’étaient qu’une puissance
émergente. Aujourd’hui aucun pays européen n’a
individuellement cette force, et l’Europe n’est pas une
entité suffisamment cohérente pour s’affirmer sur la scène
internationale. C’est d’abord l’identité européenne qui est
incertaine ; l’absence, ou le flou, d’une vision européenne
du monde en découle.

L’idée de "puissance narrative" correspond-elle à la vieille
notion de discours idéologique (que seul le plus fort est en
mesure d’imposer aux autres), ou bien implique-t-elle, dans
votre esprit, autre chose ?

J’emploie le terme "puissance narrative" dans le contexte
spécifique de la scène internationale et sans la connotation, souvent
négative, du "discours idéologique". Quand j’évoque en particulier la puissance narrative des Etats-Unis, c’est très précisément la capacité de ce pays à donner un sens aux événements
internationaux - ce qui est déjà en soi une certaine force- puis de faire
partager ce sens, cette interprétation des faits internationaux, dans le
reste de la planète. Les Européens ont appelé le conflit de 1914-1918, la
"Grande Guerre" ; les Américains ont été les premiers à l’appeler la "guerre mondiale", ce qui n’est pas la même chose, comme je l’ai déjà souligné. Et la notion de "guerre mondiale" a perduré.

J’aimerais vous remercier pour cet entretien. Je vous
laisse le mot de la fin...

Merci.

« L’Occident et sa bonne parole », Flammarion, 219 pages, 20 euros.

« L’Occident et sa bonne parole », Flammarion, 219 pages, 20 euros.