L’univers fantasmagorique de Philippe Dereux

L'univers fantasmagorique de Philippe Dereux

En 1949, Jean Dubuffet donne sa première définition de ce qu’il appelle art brut : « Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme (…) ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. »*

L’invention absolue, donc. Produite par des êtres marginaux, à l’écart de la société où les goûts sont tronqués par les modes, manipulés par l’éducation et l’environnement socio-culturel.

Jean Dubuffet s’inscrit là dans la lignée des démarches fiévreuses des artistes du début du siècle, assoiffés d’innocence et d’authenticité, désireux de renouveler l’art en révolutionnant ses sources d’inspiration. C’est ainsi que Picasso, Klee, Kandinsky se sont tournés vers des cultures étrangères d’Afrique, d’Océanie ou d’Amérique, afin de puiser dans leurs traditions dites « primitives » et tribales de quoi transgresser les normes de l’art académique occidental.

Il s’agissait avant tout de retrouver ce que la civilisation avait déformé et, dans cette logique, les productions artistiques enfantines et celles des malades mentaux furent au cœur des découvertes de l’époque : envisagées sous un jour esthétique, elles offraient une spontanéité et une force expressionniste qui influencèrent de façon prépondérante les formes et des courants artistiques du XXème siècle.

Jean Dubuffet commença précisément par collectionner des dessins d’enfants avant de se tourner vers les productions des malades mentaux qu’il allait défendre avec ferveur. Il étendit ensuite son champs d’investigation aux personnes marginalisées de la société, autodidactes ou gens de petite condition.
Le problème de cette démarche idéaliste est qu’elle suppose que les artistes soient maintenus à l’écart de la société pour que leurs œuvres restent des production « art brut ». Réhabiliter leur art, oui, réhabiliter les personnes : jamais ! S’ensuivent tout un tas d’absurdités qu’on peut imaginer : des artistes découverts et exposés se voyaient ensuite rejetés car ils avaient perdus de leur authenticité. L’idéal étant que les artistes soient morts avant que l’on ne les découvre.

Bref, humainement, la théorie ne suit pas.Quant à la volonté de contrecarrer le « mainstream » et une production artistique fade parce que victime des modes et des rouages financiers, elle demeure, hélas, au stade théorique : en cherchant à se démarquer des normes, Dubuffet a créé une sorte de label tout à fait normé qui n’échappe ni au marché ni à la nécessaire définition de critères et limites. On voit d’ailleurs passer aux ventes aux enchères des œuvres d’artistes dits outsiders (appellation britannique pour l’art brut, apparue en 1972), preuve que ce regroupement a très bien été intégré au système.

Créer l’art brut c’était déjà entrer dans le système et briser l’innocence tant convoitée.

Cela dit, on appréhende tout de même ces œuvres art brut d’un autre regard. Sans doute parce que l’on se conditionne pour voir autre chose, autrement. Mais qu’importe. On se sent débarrassé de certaines conventions, idées reçues, qui nous feront toujours regarder un dessin de Chagall avec un œil vif tandis qu’il devient torve face à une composition enfantine (sans prendre en compte l’instinct maternel).
Et on s’enchante.

Philippe Dereux a créé un univers fantasmagorique peuplé d’êtres étranges constitués d’épluchures végétales, d’écorces ou de légumes secs. Il fait preuve d’une imagination sans cesse renouvelée dans des œuvres expressionnistes fortes de rêves et d’angoisses, d’humour aussi et de beauté. Ses portraits sont fascinants, comme cette reine somptueuse aux yeux d’amanite qui trône avec majesté et exhibe fièrement ses pelures de pomme de terre, courges et autres graines : Je suis en résidus végétaux, et alors ?!

Détail croustillant, Philippe Dereux fut botaniste pour Jean Dubuffet : il capturait des papillons pour lui et l’aidait dans ses collages. Et c’est précisément le peintre qui l’a guidé vers la création plastique. On se demande donc avec un peu de mauvais esprit si le critère de l’innocence fut rempli par Derreux...

Alors : art brut pour un disciple du grand inventeur de cette appellation ?

Finalement peu importe. On y prend grand plaisir.
Et pourquoi pas élargir le champs de l’art, de toutes façons ?

Le « tout est art si vous le voulez » ne dérange que les financiers du marché de l’art et les snobs.

*« L’Art brut préféré aux arts culturels », 1949, tome I « Prospectus et tous écrits suivants », Gallimard

La Sagesse des Epluchures, Jusqu’au 27 juillet 2003
Tous les jours de 10 à 18h, 2, rue Ronsard, 75018 Paris

Illustration : Le Vieil Homme, 1987, Technique mixte - Dim. 50 x 45 cm - Collection particulière.

*« L’Art brut préféré aux arts culturels », 1949, tome I « Prospectus et tous écrits suivants », Gallimard

La Sagesse des Epluchures, Jusqu’au 27 juillet 2003
Tous les jours de 10 à 18h, 2, rue Ronsard, 75018 Paris

Illustration : Le Vieil Homme, 1987, Technique mixte - Dim. 50 x 45 cm - Collection particulière.