Avoir le vin gai et en faire le prétexte délicieux d’un grand livre

Avoir le vin gai et en faire le prétexte délicieux d'un grand livre

Lorsqu’on naît Oberlé Gérard, on a plusieurs choix optionnels de vie littéraire qui s’offrent à soi. On naît à la fois jongleur de mots, équilibriste, clown et Monsieur Loyal de la Pensée la plus burlesque, tendre et épicurienne qui puisse être donnée en pâture au monde des Lettres.

On naît le personnage principal d’un "curieux" destin, dans le sens le plus étonnant de son terme, dans l’acception la plus éloignée d’une vie banale et toute tracée. On a cette liberté de plume insolente qui permet bien des audaces et en premier lieu, celle si commode et amusante d’exceller aussi bien dans l’œuvre romanesque pure que dans le récit d’autofiction le plus réaliste.

Ainsi "Retour à Zornhof" (Grasset) était un roman de qualité qui, certes, avait su puiser largement dans la vie de son auteur, mais restait dans ce genre imaginatif et virtuel, un livre proprement indépendant de la figure de l’homme et l’écrivain lui-même car il y avait une large distanciation avec son narrateur Henri Schott, l’homme HS (hors circuit) rongé par la maladie.

"Itinéraire spiritueux", quant à lui, n’est pas un roman, ni un document sur un thème donné ni encore un livre-concept qui disserterait avec passion et sens iconoclaste de la verve sur la vertu du salami à travers une quête saucissonnée en chapitres truculents... que nenni car ce bougre d’homme l’a déjà fait avant.

Mais il s’agit bel et bien là d’une large et nouvelle tranche de vie oberléienne, qui bien que celui-ci soit fermement résolu à ne jamais écrire d’autobiographie, laisse encore ici échapper quelques moments d’une vie sans nulle autre pareille, une vie de héros, une vie de fantasmes, une vie qui va à la rencontre de ses rêves en ne se refusant jamais aucun plaisir de chair et d’esprit. Une course sensitive à l’émotion la plus subtile, la plus unique.

Non, "Itinéraire spiritueux", c’est autre chose, c’est ce qu’il y a de plus difficile à écrire, c’est la vie en grappes perlées.

Ainsi le mot clef, l’alibi de ce voyage-là au cœur de cette nature hors norme, se fait par l’alcool qui délie la langue de notre écrivain érudit qui toute son existence durant cherchera la délectation là où elle se trouve, dans un bon livre, dans une bonne âme ou dans un bon vin.

Oberlé nous dit que la Genèse de ce périple à la quête de la grappe a commencé à Tunis, lors d’une réunion mondaine d’écrivains franco-arabes, puis s’est poursuivi en buvant du vin gris lorrain, en passant par bien d’autres étapes cocasses, imbibées, amicales ou étonnantes et on est prêt à croire notre guide sincère.

Gérard Oberlé fait couler des fûts de souvenirs où dansent les amis trop tôt disparus, les putains célestes, les personnages pantagruéliques, les héros de l’histoire qu’ont aurait aimé croiser autrement que dans les songes.

Oberlé réussit ce qu’aucun universitaire ne saura jamais mettre dans sa meilleure dissertation : de la vie, de la matière, de l’épaisseur aux choses, aux lieux, avec cette colle universelle et étourdissante qui fait les cirrhoses parfois et aussi les moments les plus magiques et inoubliables d’un destin.

Pourquoi faire des romans lorsqu’on a tant de choses à faire partager avec autrui ? Oberlé a eu raison de suivre son instinct, et d’oser ce livre si personnel mais généreusement ouvert sur une vie sans autocélébration si conformiste.

Ouvrage spirituel...on ne peut que souhaiter que nos vies ressemblent un peu à celle de ce géant d’une autre époque, qui à force d’anachronisme et de talent, n’en finit pas de court-circuiter notre modernité et nous montrer le chemin d’autres possibles.

Buvez ce livre jusqu’à la lie, étourdissez-vous, imprégnez-vous de son odeur forte, de sa couleur sang ; ce récit est un vin de vigueur, la reconstitution passionnelle d’un paradis perdu, lisez sans modération et remerciez l’humble vigneron lettré, sans qui ce livre ne serait pas.

"Itinéraire spiritueux", Gérard Oberlé, Editions Grasset, Sortie le 1er septembre 2006.

"Itinéraire spiritueux", Gérard Oberlé, Editions Grasset, Sortie le 1er septembre 2006.