Le Cinéma selon Guitry

Le Cinéma selon Guitry

Sacha Guitry n’a aucun talent. Il n’a que du génie. Sa vie est un chef-d’œuvre. Et son œuvre un monument. Original, moderne, précurseur en tout, il est l’homme de 34 films. Lacérés en leur temps par la critique, ils font aujourd’hui partie des plus beaux tableaux du cinéma français. Normal. Guitry est un maître qui pratique l’Art avec amour. Sans réfléchir. Son esprit n’est jamais sans cœur. Et son cœur ne manque jamais d’esprit. C’est pourquoi ses films ne sont plus de notre âge : ils ont une jeunesse qu’on ignore.

En 1915, Guitry a 30 ans. L’homme de théâtre comprend tout à coup que « le cinématographe » est un moyen formidable pour mettre ses propre pièces « en conserve ». De fixer à jamais le présent dans l’avenir. Armé d’une caméra, il décide d’immortaliser les grands hommes du XXème siècle : Rodin, Saint-Saens, Monet, Claude Renoir, Degas, Edmond Rostand, Anatole France, Sarah Bernhardt. Ce sont les seules images en mouvements que l’on possède d’eux. « J’ai voulu être l’artisan d’une encyclopédie nouvelle. » Lors de la projection publique du film, Guitry et sa femme Charlotte Lysés, assis au-dessous de l’écran, se chargent du commentaire.

En même temps que les « archives filmées », Guitry vient d’inventer le cinéma parlant. Malgré cette première tentative, il refusera longtemps le cinéma - ce « non-art ». Mais pour survivre à son époque, il faut être dans son temps. Là où on ne le croit plus à la page, Sacha en « est déjà au chapitre suivant. » A la naissance du cinéma parlant, il comprend qu’un film, mieux qu’une pièce de théâtre, est « un rendez-vous d’amour tous les soirs avec des milliers de personnes. »

En 1931, il supervise le film de Marc Allégret et Robert Florey, adapté de sa pièce Le Blanc et le Noir. Ce sont les débuts de Raimu et de Fernandel. Guitry est déçu. C’est plat, sans rythme, sans originalité. La prochaine fois, il fera son film lui-même. Guitry, à l’avant-garde de toutes les modernités, envoie Raimu à la TSF pour faire la promotion du film. Une première ! « Le rôle que je joue dans Le Blanc et le Noir est un des plus beaux rôles de ma carrière et j’y suis admirable. » Le texte est de Guitry.
Son premier film, Pasteur (1935), est une urgence. Ayant appris que les studios d’Hollywood préparaient un film sur la vie du savant français, Guitry s’empresse de les devancer. Le cinéma anticipe déjà la fuite des grands cerveaux à l’étranger.

Le film - tourné en 8 jours ! - n’est pas celui d’un débutant. Le découpage est précis. Chaque mouvement des acteurs est contrôlé, chaque expression, prévue. Guitry est auteur-acteur-réalisateur. Désormais l’homme de lettres est un homme de cinéma. Sa caméra est un stylo qui ne s’arrêtera plus jamais d’écrire. Guitry, déclarant s’être « amusé comme un fou », enchaîne film sur film. Il innove, se renouvelle, étonne. Ses trouvailles font écoles. Chaque film de Guitry est un cour particulier où on apprend le cinéma. Dans Bonne chance, il est le premier réalisateur à placer la caméra dans une voiture pour se filmer en train de conduire. Orson Welles s’en souviendra. Les Américains qui envient son génie feront même un remake du film en 1940 : Lucky Partners, de Lewis Milestone.

Plus fort encore. Pour son troisième film, Le Nouveau Testament, tourné en 6 jours, Guitry agrandit les décors du théâtre de la Madeleine où se joue la pièce. Chaque scène est filmée en continue. Sans interruption. Mais frustré par les contraintes techniques, il se promet de tourner un jour un film en un seul plan à l’aide de plusieurs caméras. Le « Maître » avait prévu La Corde 12 ans avant Alfred Hitchcock. Autre prodige : Le Mot de Cambronne.

Pour en fêter la 100ème, Guitry fait transférer les décors de sa pièce aux studios de Billancourt. Il a tout juste le temps de réaliser son film en 8 heures ! Les décors devant être de retour au théâtre avant la représentation du soir.
Guitry tente chaque fois « d’apporter au cinéma une formule nouvelle ». Et tourne chaque film contre le précédent. Le génie est le talent qui ose. 1936 est l’année du K.O. Le Roman d’un tricheur est un chef-d’œuvre qui frappe fort. Assommé, le cinéma mettra 20 ans pour se relever. A peine 4 films et Guitry est déjà las des conventions. « J’ai toujours fui les règles, redouté les barrières et les obligations. Je plaide pour l’imprévu. »

Le Roman d’un tricheur est bien une œuvre que personne n’aurait pu prévoir. Adapté de son unique roman, Les Mémoires d’un tricheur, le film est composé à 90% d’une voix off. Le seul exemple dans toute l’histoire du cinéma. « La mise en scène est une mise en son », écrira plus tard François Truffaut, à jamais marqué par le film. Guitry enregistre le son après le tournage. Inventant du même coup la post-synchronisation. Quant au générique, il est un film dans le film. Guitry présente toute son équipe en situation : acteur, opérateur, ingénieur du son... Orson Welles, d’abord homme de radio, dira avoir été largement influencé par le film. Notamment pour Citizen Kane, La Splendeur des Amberson et Vérités et Mensonges. Boudé par la critique française, le film est un triomphe aux USA. Dans les années 50, Yul Brynner en rachètera même les droits.

Avec Les Perles de la couronne (1937), Guitry amorce un genre nouveau : la fresque historique. « Un cadre dans lequel on change de tableaux toutes les dix secondes ». Aux détracteurs, qui lui reprochent de ne pas s’intéresser aux évènements du moment, il répond : « l’actualité donne des rides ». Guitry, le plus contemporain de ses contemporains est hors du temps. Il filme pour durer. Son cinéma appartient déjà à l’avenir. On lui reprochera aussi ses affabulations. Chez Guitry, les histoires de France sont des contes d’auteur. « Je revendique le droit absolu de supposer des incidents restés secrets et de conter des aventures dont je n’ai pas trouvé la preuve du contraire ».

Ses films sont l’équivalent au cinéma des « romans historiques » de Stefan Zweig en littérature. Le style est pur, économique, le ton juste, le rythme nerveux et l’humour fulgurant. Chaque scène est un croquis pris sur le vif. Et semble avoir été filmée au fusain. Guitry ne s’embarrasse plus de la technique. Elle doit obéir à ses exigences. Christian-Jaque (futur réalisateur de François Ier et des Disparus de Saint-Agil) est assistant. Stupéfait de l’ignorance technique du Maître, il est chargé de réaliser toutes les prouesses. Dans le genre, Remontons les Champs-Elysées (histoire de l’avenue de 1938 à 1617) est un bijou. Le film est un incunable qu’on feuillette comme une bande dessinée. En partant de la fin.

En 1941, la Continental (société de production allemande en France) offre 3 millions à Guitry pour réaliser le film de son choix. Ce sera Le Destin fabuleux de Désirée Clary, d’abord refusé par la censure allemande. Curiosité : le générique intervient en plein milieu du film. Guitry présente son équipe : « Jean Bachelet, l’opérateur. Nouveau Josué, il commande au soleil et décide quand il veut que la lumière soit, etc... » Puis demande aux acteurs de la première époque de passer leur costumes aux acteurs qui vont jouer dans la seconde. Jean-Louis Barrault / Bonaparte devient Guitry / Napoléon Ier. Et le film recommence.

Autres innovations. Pour La Malibran, Guitry filme la cantatrice Géori Boué sans play-back. Un quatuor de l’Opéra, caché derrière un paravent, l’accompagne. Il est pionnier du « direct » 6 ans avant la naissance des premières « dramatiques » de l’ORTF ! Le film est projeté en avant première dans des stalags. En 1942, à l’occasion d’une Nuit du Cinéma au Gaumont-Palace, Sacha se livre à une expérience unique dans les annales du cinéma. Il présente un court métrage - La loi du 21 juin 1907 - aujourd’hui disparu. Au bout de quelques minutes, les acteurs sur l’écran commencent à dialoguer avec des acteurs présents dans la salle ! Théâtre et cinéma sont réconciliés. Guitry vient d’inventer le premier film « interactif ». Aux deux colombes (1949) est tourné avec deux caméras sous deux angles différents. Quant à Tu m’as sauvé la vie (1950), tourné en 5 jours au théâtre des Variétés, Fernandel raconte : « Guitry a installé 3 caméras et nous avons joué la comédie comme on la jouait le soir. » C’est « Au théâtre ce soir » avant la lettre.

1951 est une année choc. Quand deux Titans du cinéma se serrent la main, l’art accouche d’une montagne. C’est La Poison. Guitry réalise enfin son rêve : diriger Michel Simon. En guise de générique, le Maître lui dédicace son film. Un morceau d’anthologie !

Les grandes œuvres se font souvent dans l’urgence. Le film sera tourné en 11 jours ! Mais Simon est clair : il ne veut qu’une seule prise par scène. Guitry rassemble tous ses techniciens : « nous ne tournerons les scènes qu’une seule fois. En aucun cas nous ne recommencerons ! Vous serez donc responsables ! » « Il était heureux de me voir jouer, raconte Michel Simon, parce qu’il ne savait pas ce que j’allais faire ». Guitry aime l’imprévu. Pour lui, l’instinct est la seule marque du génie. « Sacha était un analyste. Il considérait l’homme avec l’espèce d’intérêt que l’entomologiste peut avoir pour les insectes, précise l’acteur. » Le film est aussi intemporel et universel qu’une pièce de Molière. En 2001, Jean Becker en a fait le remake avec Jacques Villeret et Josiane Balasko : Un crime au paradis fut l’un des plus gros succès de l’année.

Guitry n’en finit pas d’étonner. En 1953, le maître du film d’auteur se lance dans la Superproduction avec Si Versailles m’était conté. Le film est une commande du Ministère des Beaux-Arts. Le château de Versailles a besoin d’être restauré, mais l’argent manque. Les bénéfices du film permettraient donc le financement des travaux. Guitry n’a pas le droit à l’erreur. Ce sera son plus grand succès au cinéma et la plus grande joie de sa vie. Il ne dispose que de 2 mois de tournage.

Le film est un vivier de figures illustres et de futurs grands comédiens : Bourvil, Orson Welles, Brigitte Bardot, Gérard Philipe, Jean Marais, Edith Piaf, Tino Rossi... Guitry tourne au château. Surtout la nuit. Car la journée, les visites continuent pendant les prises de vue. Dans les salles, le conservateur exige que des thermomètres soient placés à côté des tableaux. La température ne devant pas dépasser 30°C. Le tournage est un événement. La radio lui consacre une série de 12 émissions. Si la galerie des glaces est si belle aujourd’hui, on la doit en partie à Guitry. Merci, Maître.

Napoléon (1954) est un film encore plus ambitieux. 600 millions de francs de budget, 2000 figurants ; 300 cavaliers de la garde républicaine et leur chevaux qui coûteront à eux seuls 16 millions de francs pour seulement 8 jours de tournage. Pour la scène du retour de l’île d’Elbe, Sacha utilise le vrai drapeau de Napoléon. Une pièce de musée assurée à 80 millions de francs ! Deux inspecteurs, engagés comme figurants, l’escorte en permanence. Les scènes de bataille sont tournées au-dessus de Grasse à 1200 mètres d’altitude. Des camions y acheminent chaque jour dix tonnes de nourriture. Mais Guitry souffre de polynévrite et ne peut s’y rendre. Eugène Lourié, assistant de Cecil B. de Mille, est appelé en renfort. Il vient exprès d’Hollywood. Relié avec lui par radio, Guitry lui dicte les opérations à suivre depuis le poste émetteur d’une gendarmerie située 800 mètres plus bas. La bataille fait 22 blessés. Un acteur est même scalpé. Le film est présenté en avant première au Président de la République, René Coty.

Le tournage de Si Paris nous était conté est moins gai. Très malade, Guitry, termine le film dans un fauteuil roulant. Le Maître se rend au gala de sortie du film, porté par deux laquais en costume d’époque.

Et c’est à bout de force que Guitry réalise Assassins et voleurs. Précurseur de la Nouvelle Vague, il filme les scènes entre Michel Serrault et Jean Poiret en continue avec deux caméras. A la Lelouch. Les Trois font la paire est son dernier film. « Ainsi j’ai pris le goût de raconter des hommes, des châteaux et des villes.

Peut-être parviendrai-je un jour à faire du vrai cinéma, écrit-il en 1955 ». Guitry meurt le 23 juillet 1957. Générique.