Interview : Michel FIELD

Interview : Michel FIELD

Michel Field est l’homme de télévision, le philosophe, le cinéphile et le passionné de Politique que nous connaissons tous depuis son apparition sur notre petite lucarne dans une fameuse émission du mardi soir, il y a maintenant de nombreuses années.
Cet homme de Lettres et de convictions nous revient, à quelques mois d’une grande échéance électorale, avec un grand livre littéraire, un très bon roman qui fait montre de ses qualités d’auteur à part entière. Il faut dire que le grand débat politique il connaît bien et que le livre est nourri d’une grande vérité et d’une expérience de vie en la matière. Nous sommes très heureux de nous entretenir avec Field et d’autant plus autour de ce bouquin à lire obligatoirement avant d’aller aux urnes...

1. Bonjour Michel Field je suis ravi de vous accueillir sur Le MAGUE. Vous venez de publier "Le Grand Débat" un roman très original qui mêle, de manière romanesque et fictionnelle, comme on dit, deux des grandes passions de votre vie que sont la Politique et la Télévision en évoquant les coulisses, les tenants et les aboutissants d’un Grand débat électoral. On a l’impression que si ce livre est si réussi c’est justement parce vous parlez de deux univers que vous connaissez bien et que vous avez largement disséqué et porté en vous ?

Merci, tout d’abord, de votre invitation. Vous savez combien le net est pour moi, depuis longtemps, sujet d’intérêt et de passion. Avec l’Hebdo de Canal+, nous avons été, en 1994, la première émission de télé à pratiquer l’interactivité avec internet en direct (ce qui, avant l’ADSL généralisée, était une vraie gageure !!!). Et mon aventure de Alatele.com, même si elle n’a pas abouti, a été une tentative passionnante de télé sur le net. Voilà pour vous dire mon soutien et l’intérêt porté à votre démarche.

J’ai été frappé, en 2002, lors de ce débat avorté entre Chirac et Jospin, de ce qu’aurait été sa dimension proprement dramaturgique. Rarement "la" politique aura été incarnée par deux individus si différents, si opposés : dans leurs choix idéologiques, bien sûr, mais plus encore dans leurs tempéraments, dans la conception même qu’ils avaient de la politique, de l’engagement, de la morale... Et puisque ce débat n’avait pas eu lieu, je me suis dit qu’il y avait là matière à fiction. L’aspect dramatique du compte à rebours quelques heures avant "Le Grand Débat", la manière dont on peut imaginer que les protagonistes s’y préparent, les pensées qui les assaillent... J’ai évidemment beaucoup lu sur l’un et sur l’autre, je les ai rencontrés, j’ai fait quelques émissions avec l’un et l’autre. Cela me suffisait pour avoir la matière première. Après, il fallait presque "s’immerger" dans la psychologie de l’un et de l’autre, et tenter à la fois d’être cohérent et "juste", au double sens de justesse et de justice : car, au fond, c’est un livre qui rend justice aux grands fauves de la politique !

2. Il y a une théorie très intéressante dans votre roman qui est évoquée et qui dit en gros que tous les hommes politiques sont des prédateurs sexuels ou presque parce c’est presque une qualité dans ce milieu-là où il faut séduire et convaincre l’autre pour avoir une intimité durable ou non ?

La politique a toujours eu affaire avec la séduction : tout Platon est une tentative de fonder la politique "en raison" ("logos") contre les marchands de séduction que sont les sophistes. J’ai trouvé passionnant que ce conflit fondateur soit comme incarné par mes deux modèles : un Chirac qui connaît tout des ficelles de la séduction et dont la carrière est un long combat pour maîtriser (mal au début, mieux ensuite) l’instrument d’influence que sont devenus les medias, et notamment la télé. Et un Jospin qui, de par sa double culture protestante et trotskyste "lambertiste", est tout entier dans l’argumentation, la persuasion- flirtant souvent avec un certain dogmatisme et qui, au fond, est hérissé de devoir passer sous les fourches caudines des medias. Là encore, l’écrivain ne pouvait rêver de plus radicale opposition- et c’est pour moi l’occasion de mener une réflexion sur ce qu’est, aujourd’hui, la politique. Et je crois que l’énergétique politique est, en effet, de nature sexuelle. J’ai failli appeler le livre "la pulsion présidentielle" ! Il y a, dans cette mise en scène permanente du désir, dans cette obligation de provoquer le désir de l’électeur, toute une dialectique proprement sexuelle. Pour ne rien dire de cette vie qui n’est faite que de contraintes, de mises en représentation, d’emplois du temps délirants et dans laquelle le sexe est à la fois omniprésent et n’a pratiquement pas ni la place ni le temps de se vivre pleinement, et encore moins sereinement. Cette tension explique (sans les justifier !) ces comportements si fréquents de prédateurs sexuels chez les hommes de pouvoir. Sans doute l’émergence, au plus haut niveau, de femmes dans cette compétition va-t-elle changer la donne : la surenchère de testostérone sera peut-être bientôt un souvenir qui fera sourire ou ricaner. Mais, franchement, n’avez-vous pas eu l’impression, aux pires moments de l’opposition Villepin-Sarkozy de ces dernières semaines, que le pays était pris en otage par une querelle de cour de récréation pour savoir qui des deux..."avait la plus grosse" ?! Il y a quelque chose de terriblement archaïque dans cet aspect-là de l’affrontement politique...

3. Vous êtes très fort vous arrivez même à glisser des comparaisons people dans votre livre comme c’est métaphore politique qui compare la guéguerre de Mylène Farmer à celle de Jeanne Maas qui donnerait une bien belle leçon politique ?

C’est en cours d’écriture que je me suis souvenu de cette analyse que m’avait livrée un grand agent artistique. Quand Mylène Farmer apparaît dans le décor de la variété française, règne en maîtresse sur un créneau proche Jeanne Mas. Qui se met à systématiquement parler de sa jeune rivale, qui finit par l’obséder. Et mon ami m’avait alors développé l’analyse selon laquelle la fascination qu’on a pour son ou sa rival(e) peut devenir suicidaire. Quand j’ai sur, au coeur de la campagne de 2002, que Lionel Jospin ne supportait plus le nom même de Chirac et qu’il l’appelait tout le temps "l’Autre", je dois dire que c’est là que j’ai eu, pour la première fois, l’idée du livre. Il y avait quelque chose d’incroyable dans cette manière de ne pas vouloir nommer son adversaire. En tout cas une sacrée matière littéraire...ou psychanalytique (cf les analyses de Lacan sur le grand Autre...entre autres !)

4. Pensez-vous que la télévision est toujours au centre du débat politique alors que le Net a gagné tant de terrain depuis les Blogs et surtout le débat furieux par e-mail et forums sur le "Non" à la constitution ?

Je suis d’accord avec vous : le référendum sur la constitution européenne a été la première intrusion "de masse" du net dans le débat politique. La toile a permis de contourner un consensus des medias traditionnels en faveur du "oui" en faisant vivre le débat et le questionnement de manière passionnante. J’étais, in fine, partisan du oui- mais je dois avouer que j’ai été très ébranlé, et souvent emballé, par la qualité des débats, des discussions et des arguments que je trouvais sur le net. Il n’en reste pas moins qu’on assiste à un double mouvement : un émiettement sensible et exponentiel des medias (le net, le câblo-satellitaire, la TNT, etc...) qui affaiblit les medias traditionnels sur à peu près tout, sauf, justement, les grands événements fédérateurs : ce que TF1 a bien compris en essayant d’être la chaîne événementielle, des grands matchs de foot aux concerts de Johnny ou des Enfoirés. Plus l’offre va se segmenter, plus les gens auront plaisir à se retrouver autour de grands moments de "communion", avec ce plaisir si singulier de savoir qu’on est plusieurs millions à voir, en même temps que soi, ce qu’on est en train de regarder. Si cette analyse est pertinente, alors "le Grand Débat" présidentiel gardera ce côté "tournoi de deux champions", un peu moyenâgeux, que je décris et tente d’analyser dans le livre.

5. J’ai lu plusieurs de vos livres précédent et j’ai l’impression que celui-ci est véritablement le premier d’une voix d’auteur, qu’il synthétise tous vos talents et est véritablement un travail d’écrivain et non plus de mec de la télé ou philosophe... vous avez franchi une étape avec ce livre non ?

Je suis évidemment touché de cette remarque. J’ai tenté de théoriser, dans "Excentriques", le concept d’identité plurielle. Je suis plusieurs. Comme chacun(e). A la fois homme et femme, adulte et enfant, écrivain et homme de media, philosophe et "saltimbanque", journaliste et...etc... Alors, c’est vrai, chacun de mes livres est, à sa façon, l’exploration d’une de ces facettes. J’ai un faible pour le livre érotique que j’ai écrit il y a maintenant presque vingt ans, "Impasse de la Nuit". Sans doute parce que le travail d’écriture y a été le plus ardu, le plus douloureux, le plus intense...et que ce livre est considéré par quelques un(e)s comme un "classique" de la littérature érotique. Et il y avait aussi dans "L’Homme aux Pâtes" une tentative un peu truculente d’érudition joyeuse dans la gastronomie. Mais là, sans doute parce que l’exercice était particulièrement périlleux, c’est vrai que j’ai bossé comme un malade ! et que le livre est peut-être une étape dans la (ré)conciliation de plusieurs "bouts" de moi enfin réunis. A vrai dire, c’est le prochain qui saura nous dire s’il s’agissait de l’étape que vous voulez bien y voir !

6. Votre livre évoque beaucoup la dualité, c’est un roman sur lui et l’autre... sur une sorte de vraie fausse gémellité obligée que l’on peut avoir avec son rivale, son adversaire ?

Dans "Excentriques", justement, je développais des variations autour du thème :"pour être deux, il faut être trois". Il n’est de relation duelle que si un troisième terme, "tiers-exclus" ou tiers inclus, vient lier deux éléments pour fonder leur rapport : C’est toute la question du symbolique quand il se différencie de l’imaginaire. Et ce qu’il y a vraiment eu d’étonnant dans l’écriture du Grand Débat, c’est que je suis naïvement parti de l’opposition "simple" de deux personnages, Lui et L’Autre...et que, presque à mon corps défendant, un troisième personnage est venu fonder ce rapport : et, en effet, c’était Mitterrand. D’abord parce que, historiquement, c’est vrai que Chirac et Jospin étaient, chacun pour son compte, fascinés et embarrassés par cette ombre tutélaire. Il faut méditer ce paradoxe qui veut que le plus beau discours qu’ait jamais prononcé Jacques Chirac a été son hommage à François Mitterrand le soir de la mort de ce dernier. Quant à Jospin, Mitterrand reste pour lui un objet d’attrait-répulsion qui détermine beaucoup de ses actes et de ses paroles. Et ce n’est pas étonnant : si on s’éloigne du contexte historique, il reste que Mitterrand constitue une sorte de quintessence de la politique, dans ce qu’elle peut avoir d’admirable et/ou d’exécrable, de pire et de meilleur. Les deux citations que j’ai choisies en exergue le disent à leur façon : l’une est de Machiavel...l’autre de Mitterrand ! Et moi, j’avoue volontiers que le personnage me fascine. Et plus je travaille dessus, plus je lis sur lui, plus le mystère et la singularité du personnage me passionnent.

7. Est-ce qu’un des messages filigramique de votre livre n’est-il qu’il y a de moins en moins de clivages Gauche-Droite aujourd’hui en France ?

Je n’ai pas voulu trop m’aventurer sur ce débat, si complexe. Le clivage droite-gauche est peut-être moins efficient ou moins manichéen qu’il l’a été, mais je crois qu’il continue à structurer en profondeur le corps social français. Peut-être est-il en passe de devenir une sorte d’attachement "culturel", plus indéterminé qu’auparavant- tant les débats idéologiques, les effets de la mondialisation, la fin des grands systèmes eschatologiques, etc. ont eu des effets à la fois dévastateurs pour la simplicité des engagements, et profitables pour une plus grande acuité du sens critique. Et pourtant, je crois qu’on se sent encore "de gauche" ou "de droite" de manière peut-être instinctive ou paresseuse, mais évidente !

8. Il y a beaucoup d’images sexuelles et de métaphores sur ce thème dans votre ouvrage, est-ce à dire finalement que la politique provoque une sorte de jouissance intellectuelle et que les politiques révèlent des comportements primaires, essentielles, qu’ils sont des coqs qu’on observe se battre en duel ou se reproduire devant nos yeux ?

Oui, je vous l’ai dit plus haut, il y a quelque chose de la parade sexuelle dans l’exercice de conviction politique où il s’agit de séduire l’électeur. Mais il n’y a pas que l’aspect trivial qu’il faut retenir de cette métaphore : la pulsion politique est peut-être aussi noble, aussi nécessaire, aussi variée dans ses pratiques que l’est la pulsion sexuelle. Ce qui expliquerait, peut-être, la fascination qu’elle exerce sur nous.

9. Je vous laisse le mot de la fin cher Michel...

Le dernier mot est au lecteur, ça va de soi. Je veux seulement vous remercier de vos questions, et de la lecture attentive et bienveillante qu’elles révèlent. Et réitérer mes souhaits de réussite et de développement au Mague ! Salut à toutes et tous !

Le grand débat, Michel Field, Robert Laffont, 2006

Le grand débat, Michel Field, Robert Laffont, 2006