L’irruption du réel, vraiment ?

L'irruption du réel, vraiment ?

"A la suite de la diffusion du tendancieux reportage de France 2 sur le
critique gastronomique François Simon, diffusé le 16 novembre dernier, Le
Mague croit utile de remettre cet article en ligne. Certaines vérités ne se
périment jamais.

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L¹Académie des gastronomes
avec notamment Curnonsky (rang inférieur, au
centre), le Dr de Pomiane (rang supérieur, troisième à partir de la gauche)
et Marcel Rouff (rang supérieur, dernier à droite). Photo tirée de La
France à table
, mai 1934.

Peu après la brusque disparition de Bernard Loiseau, les commentaires à chaud de Paul Bocuse (« GaultMillau m’a tué ») m’ont d’abord un peu surprise. Bien que je n’aie jamais porté les critiques gastronomiques dans mon cœur et que je connaisse leur nocivité potentielle, celle-ci me paraît limitée par le ridicule manifeste d’une partie de la corporation. Il me semblait inconcevable qu’un trésor national vivant se transforme en trésor national mort pour deux points de moins dans le GaultMillau. Le GaultMillau, cette ambulance ! Qui le prend au sérieux ? En quoi est-il encore crédible ? Tout simplement, qui ne prend pas certains critiques gastronomiques pour ce qu’ils sont : des gosses gâtés et tyranniques ?

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Aux obsèques de Bernard Loiseau,
28 février 2003. Photo Boucle d’or.

Il faut pourtant savoir s’abstraire de sa propre expérience et de son point de vue. C’est une espèce de géopolitique. La question est : d’où parle-t-on ? La posture de Bernard Loiseau n’était pas la mienne. Si je ne peux partager l’angoisse des chefs face aux critiques, si je n’ai pas les moyens de comprendre dans ma chair comment les verdicts des guides même les plus vermoulus peuvent donner des sueurs froides à de grands toqués, c’est une question de situation dans la vie, pas de rationalité. Je n’ai rien à défendre des flèches des critiques. Je ne subis pas leur pouvoir. Je n’ai pas à payer de dettes considérables, à rémunérer un nombreux personnel, à gérer des investissements, à faire marcher une grande maison, à éponger les fluctuations d’un chiffre d’affaires. Un mince filet de fiel tombant d’une plume mandatée suffit à faire osciller, quelque part dans les Alpes, dans le Midi, à Paris ou en Bourgogne, tout un édifice économique, à mettre en péril une lourde et fragile pyramide d’hommes et de femmes dont aucun n’épargne ses efforts. Le travail acharné d’un chef, son souci constant de la qualité, ses prouesses pour mener plusieurs chevaux de front sont constamment suspendus à une petite phrase ou à une notation. Je connais la fragilité, mais pas celle-ci.

Si mon sort n’est pas celui des cuisiniers, ma solidarité va vers eux. C’est leur travail que je respecte, mon activité ne cesse d’accompagner la leur, par orientation du destin mais aussi par choix. Il fut un temps, moins heureux et beaucoup moins créatif, où elle accompagnait celle des critiques. Je suis donc en mesure de comparer et de choisir mon camp. C’est fait depuis longtemps. Peut-être parce que j’aime bien goûter mais encore mieux fabriquer, parce que dans n’importe quelle cuisine mes doigts s’agitent tout seuls, parce que je suis quelqu’un qui met la main à la pâte et qui, par surcroît, écrit ? Il y entre de ça. Mais c’est surtout parce que je connais certains critiques gastronomiques. J’ai travaillé avec eux et je les ai vus à l’œuvre. J’ai même partagé leur table. Pour mon malheur, je n’ai pas eu affaire à des gens qui faisaient honneur au métier, à des gourmets avisés pourvus d’une éthique irréprochable, à des passionnés heureux de faire part de leurs coups de cœur tout en ayant la sagesse de laisser en paix ce qu’ils n’apprécient pas. Je n’ai pas côtoyé, par exemple, de Seymour Britchky, dont les longues chroniques gastronomiques du New York Times étaient des modèles de justesse et de décence. Non, je n’ai eu droit qu’à de jeunes loups à la Lauzier, aux dents plus aiguisées par les lattes de parquet que par la bonne cuisine. Ceux, justement, dont il est question dans cette affaire.

Qu’il soit donc bien compris que je ne m’en prends pas aux vrais journalistes gastronomiques, ceux qui informent. Je ne suis qu’admiration devant ceux qui font partager leurs enthousiasmes, l’amour des produits, des saveurs et de cet art précieux qu’est la cuisine. Sélectionner ses bonnes adresses et les faire connaître, c’est tout autre chose que dézinguer en quelques minutes plusieurs années de labeur pour se sentir Superman, se regarder écrire, distribuer les coups de pique comme autant d’effets de manche, se faire mousser au détriment du travail d’autrui, déguiser des règlements de compte personnels en jugements de qualité, et surtout attribuer des notes comme à l’école primaire. Voire déshabiller Pierre (ou Bernard) pour habiller Paul (ou Marc) juste pour faire un « coup », donner un peu de nerf à des ventes languissantes et à un parcours éditorial chaotique ; et ajouter à tout cela des pratiques de pipelette, annoncer les grâces et les disgrâces avec un fin sourire d’initié. Le critique coutumier de l’abus de pouvoir invoquera bien entendu la liberté de la presse : il ne fera en l’occurrence que justifier l’exercice d’autocontemplation auquel il se livre, son droit de se chroniquer lui-même en position enviable. Car il n’est pas d’arrogance que n’encourage la magie de la note de frais, par exemple quand il arrive accompagné de sept copains dans un petit restaurant et assassine l’établissement dans son prochain papier parce que le patron a eu le malheur de leur présenter l’addition.

Au début des années 90, tout ce qui comptait dans la gueule parisienne s’était rassemblée un soir au bord de la Seine pour célébrer la remise d’un prix à un grand bistrot. Un mouvement de foule et peut-être aussi les assiduités d’un critique nouvellement rencontré firent que je me retrouvai assise à une table ronde entièrement occupée par ses confrères. Le chef avait sorti des magnums de bordeaux vieux de l’illustre restaurant voisin - avec qui il faisait cave commune - et avait concocté une délicieuse garbure. Quand j’eus presque fini de me régaler, je levai les yeux pour découvrir que personne à cette table, à part moi, n’avait touché à sa soupe. Ils étaient tous là, causant du bout des lèvres, le menton haut devant leur assiette froide. Je me sentis un peu gênée que la mienne fût vide. Tout le contraire de bons vivants. Les vins étaient, je l’ai déjà dit, superbes, et j’en fis part à mon voisin dragueur. La réponse chut sur la nappe comme un parpaing : « Trop chauds. » Pour ceux qui s’en souviennent, le début des années 90 subissait la mode des vins rouges trop froids. Les critiques parisiens faisaient régner cette dictature avec aplomb tandis que cavistes, viticulteurs et sommeliers hésitaient entre se tenir les côtes et s’arracher les cheveux. Ces bordeaux, bien entendu, n’étaient pas trop chauds, c’est juste qu’ils n’étaient pas assez hype. Vous n’imaginez pas les ravages que faisait cette mode. J’ai déjeuné, vers cette époque, en compagnie d’un célèbre critique gastronomique. Je le vis engueuler un serveur le plus méchamment du monde parce que le goulot de la bouteille de clos-triguedina dépassait de la glace. Déjà, il fallait un sacré culot pour exiger de plonger un vieux cahors dans un seau de glace. Mais engueuler un serveur, c’était le bouquet. Je ne savais plus où me mettre. C’était le même critique, accessoirement, qui me soutenait qu’il n’y avait pas d’ail dans la cuisine provençale, et encore le même qui n’admettait aucune enquête négative sur une chaîne de brasseries désastreuse parce que le patron de la chaîne l’arrosait régulièrement.

Autrefois, on écrivait sur la cuisine par amour et curiosité ; c’était ce qui animait les Dr de Pomiane, les Curnonsky, les Paul Reboux, les Austin de Croze ; la parenté de l’écriture culinaire avec la géographie semblait toute
naturelle sous la plume d’un Gaston Roupnel - comme elle le semble aujourd’hui avec le professeur Jean-Robert Pitte, son brillant héritier. Il est rare, de nos jours, de trouver chez les critiques une telle culture et un tel amour de la cuisine. On ne peut s’empêcher de penser, soit dit en
passant, à l’origine historique de la critique gastronomique moderne : un repli de circonstance. il faut savoir que certaines plumes d’après-guerre, qui s’étaient frottées d’un peu trop près avec la collaboration, se réfugièrent dans la critique gastronomique parce que celle-ci avait été
omise de la longue liste (publiée au Journal officiel) des sujets et des rubriques désormais interdits à ces journalistes. Le genre gastronomique prit alors une coloration, qui, il est vrai, ne déparait pas le contexte de
la bonne bouffe mais aussi des traditions et du terroir. Ça tombait on ne peut mieux. Cet état de choses peut contribuer à expliquer pourquoi il existe encore par tradition, au sein de la gastronomie française et en particulier de ceux qui la commentent - les anciens choisissant leurs successeurs et ainsi de suite <, une vivace tendance pétainiste alors
qu’aucune famille politique n’a le droit de récupérer à son compte les notions de terroir, de traditions, de France et de gastronomie. Il n’est pas question de déplorer ce style dans toute la critique contemporaine, mais, d’une part, il est toujours bon de rappeler d’où vient ce dont l’on parle,
et d’autre part ces faits me semblent éclairer sous un jour particulier des orientations et des méthodes qui, sans cet élément, restent difficilement explicables.

Politique à part, la notion d’occasion faisant le larron est donc une constante parmi les critiques gastronomiques. Sauf peut-être chez Bibendum,s’ils entrent dans le métier pourvus d’une expérience substantielle, c’est un hasard heureux. Le plus souvent, ils y entrent grâce aux copains (« les
entrées chez nous se font par cooptation », me disait avec sérieux un critique du supplément cuisine-culture d’un grand quotidien) et peu importe qu’ils sachent goûter un vin ou cuire un ¦uf. J’en connais qui en ignoraient
tout, et même s’en fichaient pas mal, au moment d’intégrer la carrière.

L’appétit, si l’on peut appeler ça ainsi, est venu en mangeant. À présent, je parie que certains d’entre eux ne savent toujours pas cuisiner. Je n’ai jamais compris comment on pouvait juger d’un plat en professionnel si l’on ne devinait pas comment il avait été préparé, si l’on ne distinguait pas un tant soit peu ses ingrédients. Cette compétence est, à ce qu’il paraît, une condition indispensable pour le Michelin. Elle ne m’a jamais paru l’être pour d’autres guides dont j’ai la connaissance. D’après le témoignage de quelques enquêtrices ayant décliné de travailler pour certain guide, le recrutement féminin s’y fait sur des critères certes hédonistes mais pas très gastronomiques. Ah, les tablées de critiques ! J’y ai entendu plus de jugements péremptoires que de savoir, plus d’âneries à la mode que d’appréciation culinaire argumentée et plus de fautes de goût et de goujateries que de manifestations de gourmandise. J’ai vu aussi des critiques engloutir des plats ratés comme si leurs papilles s’étaient mises en grève. Je crois d’ailleurs que, chez quelques-uns, la grève est permanente et définitive mais que la satisfaction de mettre les pieds sous la table sans bourse délier, elle, ne fait pas mine de faiblir.

Ce comportement prend des formes différentes selon la hiérarchie des critiques - du pigiste enquêteur tout frais au vieux renard qui « signe de son nom ». Cela peut aller du plus grossier manque de savoir-vivre à des stratégies raffinées. Au bas de l’échelle, on trouve par exemple : « Bonjour, nous appartenons à l’équipe du guide Truc-Chose, et nous entendons être bien traités. » Authentique. J’ajoute que l’enquêteur en question (que j’accompagnais pour la première et dernière fois de ma vie) aimait voler des serviettes de table à La Pomponnette, rue Lepic. En haut de l’échelle, ce n’est pas mal non plus : « Je vous préviens, dit cet important critique réunissant ses enquêteurs dans un illustre restaurant parisien, j’ai commandé la spécialité du chef pour toute la tablée [douze personnes, n.d.l.r.]. Mais comme je n’aime pas ce qui est cru, j’ai demandé que le plat soit cuit dix minutes de plus. » Résultat : ma seule occasion à ce jour de déguster in situ ce mets mythique a été gâchée non tant par l’arbitraire tyrannique d’un critique imbu de son pouvoir que par la pusillanimité d’un grand chef, lequel ne pouvait pas ignorer qu’il ratait douze fois son plat pour satisfaire les caprices d’un plumitif. Certains chefs jouent ce jeu et c’est pathétique, d’autres en refusent les règles et ont toute mon admiration. Bouquet final : le client est peut-être roi, mais le critique est dictateur à vie. Le plat dont j’avais tant rêvé était raté, âcre, racorni, mais il fallait voir les petites mines extasiées de mes collègues quand ils l’engloutirent. Les critiques gastronomiques savent-ils bouffer ? Savent-ils même boire ? C’était la première fois que je me posais cette question. Pas la dernière.

C’est nantie de cette expérience que je soupèse les éléments de la tragédie en cours et l’éventuelle responsabilité de certains critiques - d’une certaine façon de critiquer - dans le geste désespéré de Bernard Loiseau. L’indignation et la colère de Jacques Pourcel (qui est à l’origine du manifeste adressé aux membres de la Chambre syndicale de la haute cuisine) et de ceux qui le soutiennent me semble une réaction salutaire et justifiée à un état de choses qui n’a que trop duré et dont le drame récent est la plus grave conséquence, mais en aucun cas la première en date. J’espère vivement que ce coup de gueule ne sera pas inutile, qu’il sera soutenu et que désormais plus aucun critique n’osera se livrer à ce jeu malsain et égocentrique dont j’ai vu plus d’une fois l’application. La critique gastronomique a mieux à faire que se dresser sur ses ergots, prendre des airs vertueux, confondre liberté de la presse et chantage médiatique : elle doit retrousser ses manches pour reconstituer son honneur à partir des cendres anciennes et d’un minimum de respect pour le travail de cuisinier : un travail difficile, harassant, physique, sur le fil du rasoir, constamment tributaire des hauts et des bas de la condition humaine. Un travail magnifique dont aucun porte-plume n’a le droit de détourner la gloire à son profit.

Hélas, voilà ce que ne semble pas avoir compris François Simon dans son article du Figaro du 26 février 2003, « Le goût des autres ». On y cherche en vain la moindre reconnaissance de la réalité qu’a dénoncée Bocuse en termes brusques sans doute mais qui ne sont pas à regretter sur le fond. Bien sûr, on n’attendait pas que la critique, sous la plume de ce journaliste très emblématique de la tendance que j’ai évoquée, fasse son mea culpa. Mais celui-ci pousse le bouchon assez loin sur le mode du garnement pris en faute qui préfère en rajouter une couche plutôt que de s’amender. Même l’absurde système des notes n’est à aucun moment mis en question ; la défense se fait en bloc, sans le moindre dialogue ni concession : la critique ne s’examine pas, elle se sanctifie. Il y a toutefois quelque chose de curieux dans cet article : rien ne subsiste du style acéré, des formules brillantes qui fusent en abondance dans ses autres papiers. Il adopte une manière floue, évasive, émaillée d’arguments spécieux et de truismes, ce qui étonne de sa part. Se montrerait-il prudent ? Voire un tantinet responsable ? Et, pourquoi pas, un peu morveux ? Ce texte laborieux ne présente-t-il pas partout les symptômes du malaise que peut éprouver le journaliste après avoir été mis face aux procédés qu’il n’ignore pas le moins du monde, étant le premier à en profiter ? Fini le feu d’artifice, voici le style muraille. Le malaise doit même être grave si l’on en juge à certaines formules ; François Simon a si bien perdu ses moyens qu’il en écrit encore plus mal que Paul Guth : « la maisonnée gazouillait de truculence ». Un Simon qui écrit cette phrase n’est pas dans son état normal.

À l’en croire, tout est de la faute des chefs. Ils l’ont bien cherché, ces mégalomanes qui ont « balayé les directeurs de salle pour prendre la vedette, rayonner, exploser au grand public ». Et qui ont fait basculer la gastronomie « dans la rentabilité ». Pas toujours faux, mais, en bonne propagande, le raisonnement part de bases justes pour parvenir à des conclusions abusives, à savoir : heureusement que les critiques, ces « empêcheurs de louanger en rond », sont là pour contenir les chefs dans des limites décentes et leur rappeler à tout moment que la cuisine reste « un art de l’éphémère » - comme si les cuisiniers avaient besoin qu’on le leur rappelle ! Le numéro continue avec un beau retournement de chaussette : « le critique est accusé de trahison de classe lorsqu’il ne respecte pas l’ordre établi ». Au passage, tant qu’à faire, ledit critique en profite pour se portraiturer en Robin des Bois ; ça ne mange pas de pain et ça marche à tous les coups : l’autoportrait du journaliste ou de l’écrivain le moins novateur, voire le plus réac, en pourfendeur de l’ordre établi, voire en rebelle, pour conserver son créneau est une pratique très à la mode. Pour ma part, je ne vois qu’un ordre établi cherchant à maintenir son influence, et c’est celui de la presse et des critiques. Ce que je vois de mouvant, divers, polyphonique, en transformation perpétuelle, forcé au renouvellement constant d’art et de fortune, c’est bien le monde des cuisiniers, qui n’est ni ordonné ni établi. Dans l’espoir de stabiliser ce numéro d’équilibriste, François Simon nous joue la rengaine du « c’était mieux avant », d’une époque révolue où les chefs restaient sagement en cuisine et ne se prenaient pas pour des vedettes. « Celle d’une cuisine heureuse, amicale, simple et sans beaucoup d’argent, faite de copains et de bohème insouciante. La critique était conviée, elle partageait les avis, accompagnait les talents. » Cui, cui ! Je doute fort, braquant mon projecteur sur la presse gastronomique de la seconde moitié du XXe siècle, que cet âge d’or (comme tout âge d’or) ait bien existé, ou du moins qu’il puisse être décrit ainsi. Cette opposition caricaturale entre les chefs d’autrefois, figurines joviales et joufflues fleurant bon « la terre qui ne ment pas », et les gastro-businessmen survoltés d’aujourd’hui a tout de la plaidoirie facile.

L’article voudrait démontrer que ce sont les critiques qui font les chefs et non l’inverse, qu’ils sont là pour administrer avec sérieux et gravité toute une population de grands enfants en coton blanc et, pratiquement, leur apprendre à vivre. Pour un peu, on croirait que les critiques constituent une sorte de cellule psychiatrique pour chefs en rappelant constamment à ces derniers qu’ils sont des êtres humains ; c’est par la Sécu qu’ils devraient être remboursés, pas par leur journal ! Soit dit en passant, je note qu’il y aurait deux catégories de critiques. Une « certaine partie » qui « cultive un style courtisan non dénué de charme » et une autre qui « effectue son travail sans état d’âme ». On devine aisément dans quelle catégorie se place François Simon, mais je doute fort de cette dualité. D’abord je vois mal l’intérêt, dans le contexte gastronomique et convivial, qu’il y aurait à faire de la critique « sans état d’âme » ; c’est plutôt le rôle du contrôleur de gestion, de l’huissier de justice ou du militaire de carrière. Est-ce donc en fée Carabosse, en inspecteur de l’ONU ou en missile SCUD que le critique entre dans un restaurant ? Alors j’ai dû louper quelque chose. Quant au « style courtisan non dénué de charme », je ne sais pas s’il est si charmant que ça, mais c’est vrai qu’il existe. À ceci près que c’est autour des critiques, des éditeurs de guides et des organes de presse que la cour se forme, et non autour des chefs - si j’excepte les chefs qui se prêtent au jeu. Faut-il que la critique soit au service des chefs ? Non, assurément, mais en réalité elle ne l’est pas. Faut-il alors que la critique soit au service d’elle-même ? Pas davantage, mais elle l’est, et c’est là qu’est le problème. Elle règne sur les chefs, les intimide, les met en boîte par le biais d’un chantage parfois subtil, parfois flagrant. Elle copine avec les uns sur le dos des autres. Elle vit sur leur sueur comme un parasite et s’érige hypocritement en « exercice purement technique » pour donner le change. Il s’agit de dire « si c’est bon ou non, comme on peut juger […] un plombage de molaire ». Bien que cette dernière formule marque, stylistiquement, le retour momentané de François Simon, elle n’est pas heureuse : on ne juge pas un repas dans un trois-étoiles exactement comme un plombage de molaire.

Qui croit encore que la critique n’est que cela : un exercice purement technique ? S’il croit rallier ses lecteurs à sa cause avec des arguments cousus de fil blanc, François Simon sous-estime leur intelligence. C’est sans doute pourquoi il s’offre une perle de la plus belle eau : « Le regard du critique est considéré alors comme l’irruption du réel dans l’apesanteur de la vie de star », écrit-il avec toute l’apparence du sérieux. Les critiques, irruption du réel ! Parce que la presse, bien entendu, est toujours l’expression du réel ! Tout le monde sait ça, dirait Philippe Sollers. Mais alors, que sont donc les clients des restaurants, ceux qui paient leur place et souvent cassent leur tirelire, ceux qui reviennent ou ne reviennent pas, remplissent la salle ou la désertent, font marcher le bouche-à-oreille et sont le seul véritable soutien d’un chef ? Est-ce qu’ils ont une gueule d’irréalité ? Seraient-ils privés du sens du goût et de la faculté de voter avec leurs dents ? N’est-ce pas par eux, et eux seuls, que la réalité règne chaque jour dans les restaurants ? Le réel ne fait pas irruption au moment choisi par les journalistes, n’en déplaise à ceux-ci ; il est un compagnon de chaque instant - sur le dallage des cuisines, la surface brûlante des pianos, dans la chorégraphie du blanc et du noir - cuisiniers et serveurs - lancés en pleine course sans se heurter, dans les salles où sont assis les gens qui paient leur addition ; dans l’arrivée de produits exceptionnels ou dans leur pénurie imprévisible, dans les joies et les souffrances du chef et de son personnel, dans les événements fâcheux qui peuvent faire momentanément plonger la qualité. C’est là qu’est le réel, et non dans le passage épisodique des critiques.

Retournant donc l’expression contre ces derniers, j’ose espérer que le regard qui de toute part, désormais, converge sur eux sera considéré comme l’irruption du réel - d’un réel bien réel, lui - dans l’apesanteur de leur vie d’adolescents privilégiés.

Pour info, nous reproduisons ici l’article de François Simon dont il est question dans notre article.

Pour info, nous reproduisons ici l’article de François Simon dont il est question dans notre article.