Le chant de Manhattan de Jeanine Baude

Le chant de Manhattan de Jeanine Baude

Les éditions Seghers, groupe Robert Laffont, sous la houlette du poète et critique Bruno Doucey poursuivent leur action et la multiplication de collections comme de parutions presque toutes dignes du plus grand intérêt.

On se souviendra notamment de Ma faim noire déjà du jeune poète Roger Bernard, compagnon de résistance de Char et fusillé sans avoir jamais pu publier ses poèmes ; ainsi que du très beau et enlevé Stéphane Mallarmé et le Livre : une quête d’absolu et de poésie de Patrick Laupin.

Ainsi, avec le fonds Sacem et sous le gonfanon « Printemps des poètes », paraît Le chant de Manhattan de Jeanine Baude. Les amateurs de poésie contemporaine connaissent ce nom tant la poétesse possède une bibliographie dense : une vingtaine de recueils, de nombreux articles critiques et chroniques littéraires, des livres d’artistes en nombre et une occupation engagée du terrain poétique par ses actions et nombreuses rencontres.

Les autres ignorent sûrement que Jeanine Baude née en 1946 et originaire des Alpilles, fut durant vingt ans DRH avant de poser ses bagages à Paris et de se consacrer aux mots, aux errances poétiques, à la rencontre.

Curieuse, avide d’ailleurs, elle aime à voyager et à retranscrire ses découvertes dans des invitations au voyage en prose poétique. Ici, dans ce Chant de Manhattan, écrit avant que New-York ne soit balafrée par les attentats terroristes du 11 septembre 2001, la poétesse, au moyen de trois chants : « l’avancée dans le texte », « le chant de Manhattan » et « piano words », raconte la dualité de la cité américaine et de ceux qui s’y meuvent presque en fantômes de leur propre existence.

Promiscuité, rythme effréné, vies troublées, encagées dans des tours de béton de verre, tout paraît étouffant et impropre au poétique. Pourtant, cette ville, fille de Janus offre également un tout autre visage à qui sait la regarder et, surtout, à qui sait la raconter : les mouvements perpétuels et mécaniques peuvent être gracieux, les frôlements érotiques, les faciès uniques, les mélanges et les couleurs riches de création à nulle autre pareille. Tout est tournoiement, farandoles et excès précisément « là où tout ce qui se précise tournoie » : le passant est hypnotisé par les tours dressées vers les cieux, à moins que ce ne soit vers les ciels. Leur robe de béton armé, de verre, de pancartes publicitaires (on songe à Apollinaire s’extasiant devant les premières réclames) sont des robes de derviches tourneurs. On est enivré, on s’enivre et « l’écriture est dans les plis » à trop regarder le tissu tournoyer.

Tout est prétexte au para texte : car « le trottoir, son récit » chante Manhattan et les hommes qui la peuplent.

Dans le second chant, plus poétique, moins carnet de route ou de bord, le chant prend son envol et légitime sa convocation : sur des suggestions phoniques, des notes de piano, de jazz, les bruits vocalises des oiseaux, les trilles des véhicules, la poétesse mesure le poids d’un monstre comme New-York : « Ce n’est que l’Histoire qui passe sous les jupes ». Les chocs sont culturels, physiques, d’odeur, architecturaux, pour les retranscrire : l’anglais s’invite et se mêle à la langue maternelle de Baude : « Businessman, students, homeless passing buy, passing away ». Tout tournoie. On ferme les yeux entre deux vers, comme si l’on déambulait là au milieu des Mohicans et des hommes d’affaires affairés : « Le centre se resserre. Où se trouve le centre de gravité » ? sempiternelle question que le troisième chant, plus léger, tente d’aborder : « piano words ». Les mains se délient, se dénouent. À l’égal des langues qui disent et désignent.

Exercices. Esquisses. On s’élève, on quitte les volutes fumantes du béton, le pas pesant du passant oppressé : « la perte, la perte, la perte, l’écoulement ». S’invitent alors d’autres villes non moins gargantuesques, mais aussi plus légères. Et d’autres mots pour les dire, les faire et les défaire.