Le rouge Barhein

Le rouge Barhein

Georges Barhein était peintre et très amoureux de sa femme Chloé. Il l’avait engagée comme modèle pour réaliser une série de nus. Il fit une dizaine de sanguines en l’espace de deux jours et c’est lorsqu’il entama le onzième dessin qu’il prit conscience qu’il était en train de tomber amoureux de son modèle, ce qui auparavant ne lui était encore jamais arrivé.

Il s’assit alors à côté d’elle et se mit à lui parler longuement de l’art, du dessin, de la peinture, de ses recherches artistiques, de sa quête du rouge absolu, des difficultés qu’il rencontrait, de ses craintes, de ses espoirs, puis il en vint à parler de son enfance, de son éducation bourgeoise et étouffante, pleine d’ombres et de tabous, de ses relations tumultueuses avec sa famille qui s’était longtemps opposée à sa vocation de peintre, bref il se livra totalement à cette jeune fille qu’il connaissait à peine et qui d’emblée lui manifesta une véritable empathie à laquelle se mêlait une vive admiration. Pour finir, il lui offrit de dîner avec lui dans son modeste atelier qui par ailleurs était également son lieu de vie.

Il lui servit une ratatouille et déboucha une puis deux bouteilles de vin rouge. Ils s’enivrèrent jusqu’au milieu de la nuit. Enfin ils se couchèrent dans le lit de l’artiste, épaule contre épaule. Au petit matin, ils firent l’amour pour la première fois. Sans qu’ils eurent à le formuler il était clair que désormais ils ne se quitteraient plus jamais. Dans la journée ils passèrent chercher les quelques frusques de Chloé dans la chambre de bonne qu’elle occupait alors et firent quelques aménagements dans l’atelier de Barhein afin que Chloé se sentit à son aise. Dès lors, et cela jusqu’à la fin de sa vie, Barhein n’eut plus jamais d’autre modèle que Chloé. Il la faisait poser nuit et jour, la retournant dans tous les sens, la dessinant ou la peignant toujours dans ces tons rouges qu’il prisait tant. Chloé se laissait faire, s’abandonnait au regard pénétrant de ce peintre qui, elle le pressentait, était en train de livrer une part d’elle-même à l’éternité. Au début, Barhein semblait fou de joie et rempli d’une énergie intarissable. Il avait, lui semblait-il, trouvé le modèle parfait. Une frustration cependant finit par le gagner. Autant il était fier de son trait, lequel discernait avec une grande justesse ce qui constituait l’essence féminine et organique de Chloé, autant il n’était pas satisfait des diverses teintes de rouge qu’il employait pour traduire cette essence, les trouvant par trop artificielles. Il avait beau essayer de créer toutes sortes de rouges sur sa palette, tenter toutes sortes de mélanges, varier les supports, aucune encre, aucune laque, aucune huile, aucun pigment ne semblaient pouvoir se rapprocher du rouge qu’il avait dans la tête.

Il en était là, en proie à une frustration grandissante, lorsque regardant Chloé allongée nue sur le divan, il vit un mince filet de sang s’écoulant de son entrecuisse. Ce fut pour lui comme une illumination. C’était là exactement le rouge qu’il lui fallait, le rouge qu’il recherchait en vain depuis des années, un rouge pur, authentique, organique. Il vint alors s’asseoir près d’elle avec un grand carnet à dessin et, écartant les cuisses de son modèle, y trempa son pinceau et se mit à dessiner les formes délicates qui s’offraient à son regard. Par bonheur, les règles de Chloé était ce jour-là fort abondantes. Il put ainsi travailler une bonne demi-heure et achever un dessin. Le résultat, à ses yeux, était remarquable. Une chose cependant lui avait échappé. C’est que le sang, s’il est bien rouge au sortir du corps humain, s’oxyde au contact de l’air et prend en séchant une teinte brunâtre. Et c’est ce qui arriva au dessin qu’il venait de faire. Au bout d’une heure, il était passé d’un rouge vif à un brun sombre et un peu sale. Barhein comprit très vite le problème et, jouant à l’apprenti chimiste, élabora en l’espace de quelques jours une sorte de vernis antioxydant qui, appliqué sur le dessin, maintenait le sang dans sa couleur d’origine. Depuis ce jour, il ne peignit plus jamais qu’en puisant dans les menstrues de Chloé. Celles-ci, par chance, étaient souvent généreuses sans pour autant être douloureuses et duraient pas moins de huit jours. A travers chaque nouvelle œuvre qu’il réalisa il eut le sentiment de toucher à quelque chose de plus en plus profondément vivant, charnel, utérin, à quelque chose qui, à ses yeux, figurait la substance du Féminin et renouait avec les origines de l’homme.

Le seul inconvénient à ce procédé inventé par Barhein est qu’il ne pouvait travailler tout au plus que huit jours par mois. Par bonheur, les peintures rouge-Chloé de Barhein eurent immédiatement beaucoup de succès, de sorte que, pendant les périodes hors menstruation, Barhein et Chloé en profitaient pour aller se promener sur les bords de la Marne ou restaient au lit toute la journée à faire l’amour.

Barhein, estimant que Chloé occupait une place primordiale dans l’élaboration et le succès de son travail, tint à légitimer leur union - d’autant qu’il était plus âgé qu’elle et qu’il tenait à ce que, à sa mort, les gains générés par son œuvre reviennent de plein droit à Chloé.

Ils se marièrent donc un beau jour de juillet, à la mairie, sans cérémonie, avec pour seul public les deux témoins qu’ils avaient choisis parmi leurs amis peintres. Très vite, Chloé et Barhein devinrent la coqueluche du Paris artistique. Chacun voulait faire la connaissance du peintre et de son modèle, les assaillant de questions afin de percer le mystère de ce rouge si vrai, si pur, si authentique, si profond, si incarné. Le couple cependant resta toujours muet quant au secret de fabrication de ce que tout le monde appelait désormais le « rouge Barhein ».

Et ils allèrent ainsi, toujours unis, de succès en succès. Un jour cependant la production de Barhein s’arrêta net. On pensa que l’artiste avait épuisé son inspiration ou, en d’autres termes, qu’il avait fait, pour ainsi dire, le tour de son sujet. Par ailleurs, ayant atteint l’âge de soixante-cinq ans, on ne trouva pas anormal que Barhein, libéré de tout souci matériel compte tenu des gains accumulés, veuille prendre une retraite bien méritée. Barhein, bien sûr, se garda bien de donner la raison véritable de son retrait de la vie artistique, confortant ainsi les gens dans leur opinion. Il se contenta de faire ses adieux à ses amis parisiens et de se retirer définitivement, toujours en compagnie de sa fidèle épouse, dans une propriété du Midi qu’il avait achetée récemment. Personne ne sut donc que si Barhein avait arrêté de peindre c’était uniquement parce qu’avec l’arrivée de la ménopause de sa femme - elle avait alors presque cinquante ans - la source de son précieux pigment s’était naturellement tarie. Bien sûr, il aurait pu avoir recours à un autre modèle, plus jeune que Chloé. Cela cependant ne lui traversa même pas l’esprit tant il aimait sa femme. Il est vraisemblable que pour lui, peindre le corps d’une autre femme aurait constitué une forme d’adultère.

Par ailleurs, pour rien au monde il n’aurait voulu partager son secret avec quelqu’un d’autre que Chloé. C’est donc sans regret qu’il renonça à ce qui avait été pendant trente ans son obsession - à savoir la recherche du rouge profond, du rouge vital, du rouge absolu - pour vivre une vie paisible de retraité fortuné tout en s’abandonnant au plaisir de se laisser dorloter par son épouse dont il était toujours éperdument amoureux.

Par un sublime hasard (mais y a-t-il réellement de hasard ?), la propriété des Barhein jouxtait un immense champ de coquelicots, ces fleurs sauvages qu’autrefois l’on appelait fleurs de sang parce que, selon la légende, elles poussaient sur les champs de bataille, d’où leur couleur, si proche justement du fameux rouge Barhein, de ce rouge que le peintre était allé puiser trente années durant au cœur même de ce que depuis Courbet (peintre dont Barhein s’était toujours réclamé) l’on a coutume d’appeler « l’Origine du monde ».