2005 : année métastasique

2005 : année métastasique

Je marche depuis ce new-yorkais matin où mon cancer dévoilé, j’ai renoncé à toute rémission. Urgence, sécurité, guerre et excitation, ainsi s’ouvre le grand bal du nouvel an. L’Amérique prête à accomplir sa destinée manifeste continue de s’embourber dans l’Irak exsangue et maltraité d’un Saddam sans âme, sous les yeux complaisants de nos sociétés devenues gâteuses. Petits suicides entre amis : Bové et Montebourg sonnent la charge et la retraite, Besancenot chiale comme Arlette sanglotait l’an passé. Au coeur des coups, personne ne veut voir les tarés de Tarik Ramadan se jeter sur Marianne, les noirs dires des gens du Larzac qui s’accouplent violemment avec la haine des drapeaux qui brûlent et des salauds qui hurlent.

Au niveau planétaire comme au niveau social, les tremblements des villages se font ressentir dès janvier. Naufragés sur les rivages de l’infantilisme tout-puissant et de l’aigre vieillesse qui se rêve twistant, les derniers espoirs du Je politique hurlent aux oreilles de l’aëde, une seringue au bras et la guitare au dos. La maladie du nouveau siècle après nous avoir laissés un an KO, s’installe durablement. 2005 : année métastatique.

Les soeurs jumelles couchées par le viol Ben Laden n’ont pas été rebâties, mais la vie continuera à Manhattan, l’Amérique continuera. L’innocence du chercheur d’or au coin des lèvres, George W. Bush veut sa guerre et persiste à envoyer à la mort les enfants de sa démocratie chérie. Souvenirs de 2003 : mal décuité de son abus de champagne gaullien, entraîné par un Villepin hargneux et sans talent, Chirac surfe sur l’amour-haine des progressistes altertoutistes. Objectif nul, puisque utopique : faire revenir le grand-frère étatsunien sur sa décision de débarrasser le monde de Saddam par n’importe quel moyen, à n’importe quel prix. La France s’enchaîne à ses pantins cul-de-jatte, l’Allemagne incertaine et la Russie effrayée, pour un duel qui ne fait d’autre victime que l’ONU. Chirac n’a fait que délivrer la haine anti-américaine et officiellement anti-sionniste qui sommeillait d’un oeil chez tous les révoltés du train-train quotidien et de l’impuissance.

Retour en 2005 : la France ne brille pas par ses affaires ivoiriennes et ses alliances circonstanciées. Ainsi, la politique africaine du Proconsul Chirac, me pousse à m’interroger sur les choix que ferait un tel homme s’il jouissait du quart du pouvoir qui est celui de Bush ? La France, championne d’un monde multipolaire, n’est pas même capable d’unifier son propre pôle, c’est-à-dire l’Europe. Après s’être griffés les précieuses entre eux pour l’adoption d’un traité inique et flou, les ténors politiques essuient ensemblent le non populaire. Et vlan dans les dents, la foule se rebelle contre le Léviathan.

Réveillée par les tambours de Le Pen et excitée par les larmes de crocodile de Besancenot, cette population où toute altérité est fascisante et où les grandes leçons de démocratie ne s’encombrent pas de la contradiction, se fait championne du monde libre. La France renoue avec les rêves de révolution l’espace de quelques mois ainsi qu’avec l’esprit soixante-huitard du tout est possible : démarche fondatrice des postures sociales pour l’année 2005. Je me souviens des batailles dans la presse anglaise, cette presse fille unique du meurtrier docteur Murdoch plaisamment fustigé, je me souviens des larmes des mères voyant revenir leurs fils morts comme en 40, je me souviens de la démocratie.

Le sens du mot sur la « vieille Europe » de Dick Cheney, aussi grossier qu’intuitif, prend alors tout son sens. L’Europe a bien vieilli : peu importent les leçons de l’Histoire, « tu comprends, tout est différent ». Tout est indifférence en fait. L’Europe en bave et confond âge et expérience, comme si les devoirs d’il y a un siècle pouvaient être comparés aux séismes des après-guerres. La guerre d’Irak aura bien lieu, et tant pis s’il n’y a pas de projet sérieux pour la reconstruction d’un pays central sur l’échiquier du Moyen-Orient, tant pis si les pays amis de la paix ne préparent rien de sérieux pour l’après conflit, s’assurant d’être exclus du champ de manoeuvre.

Quelques drapeaux brûlés et quelques gamins sionnistes fracassés plus tard et la France et l’Allemagne se trouvent prisonnières de l’impotence géopolitique qu’elles affectionnent tant, soulagées du fardeau d’avoir à penser réellement la reconstruction de l’Irak. Le décor est planté : rapport de forces, faiblessocratie et hypocrisies sur fond d’hypercrises : 2005 est l’année de l’indignation. Aller sans retour au pays de l’après September Eleven, comme un Tom et Jerry où Bush et les gentilles souris bien innocentes se courent après. Le nouveau siècle commence alors que les véritables conséquences du coup d’éclat de Ben Laden se dessinent enfin et prennent tout leur sens. Drôle de drame pour le vrai début du nouveau siècle : comme les trois coups au début de la pièce, les grandes envolées de l’année contrastent avec la morosité qui rampe un peu partout. 2005 est un coeur qui bat de grands moments en grands calmes, d’Irak en Corée du Sud, de Londres à Pékin.

Comme pour laisser la place à cette nouvelle ère, les stèles s’érigent pour les égéries de la fin du « siècle des extrêmes » : le spectacle français, comme poignardé par le narcissisme sociéto-politique, perd tour à tour les hommes, les âmes et les vrais drames emportés en un hiver et un printemps qui auront vu mourir quelques monuments humains qui ont à peine eu le temps de murmurer leur sayonara sous leurs barbes d’enfants. Dans cette année empreinte de guerre et de peur, chaque décès de personnalité (et ils sont nombreux) résonne plus que d’habitude et plus que de raison. Janvier passe et vole quelques âmes de héros, enfiévrés amoureux de la danse en famille, le succès plein les pupilles, pas de ciao non plus, quelques larmes et déjà la suite d’une année qui ne s’entend pas. Qui n’entend pas le cri de Bernard Loiseau, mort d’angoisse ?

La guerre passe, l’ennemi change, Washington, Tel-Aviv, lien facile, pour victimes fragiles. Peu de questions, juste des haines habiles qui s’habillent de constats et de la facile indignation de pacifistes qui ne veulent pas crever. Palestiniens et Israéliens, mourir pour la patrie c’est bien, avoir une patrie pour qui mourir, c’est mieux. Drame salopé, feuille de route et bulldozer. Hariri et Arafat tirent leurs révérences, Mahmoud Abbas vient et valse, peu importe : la haine irréductible ne se règle pas, les bons points ne comptent pas. Des bombes et de l’amour plein les yeux, le jeu de massacre ne finit pas, malgré la colère délétère des moralistes sans terre. Israël ne renoncera pas à son âme ni les Palestiniens à leur foi.

Pas plus que les partisans de Chavez et l’opposition vénézuelienne ne semblent prêts à abjurer leurs rêves de pouvoir. Dans Caracas, pleine de carcasses, les étudiants et les patrons grondent, prêts à tout pour chasser le sauveur du peuple, le libérateur aux poches pleines et au coeur lourd. Violence inouïe, fracture sociale vibrante, un peuple se perd sans repère, entre réformes sociales et impératifs économiques passant par l’intégration de l’espace américain. Les pays amis s’en mêlent et s’emmêlent, Carter est écarté : Chavez réussit à les envoyer prendre le thé ailleurs, laissant crever les rêves de pétrole, laissant durer les rêves de pouvoir. Les yeux se tournent vers Lula à la recherche de l’Eldorado, la City et Wall Street aiment les sidérurgistes, le carnaval et l’Amazonie. Le Brésil se rêve nouveau grand des petits et diseur de bonne aventure. souvenirs d’allégresse à Porto Alègre, quand le Sud perd le nord, les tropismes changent, les promesses durent, le bien et le mal sont les seules questions qui obsèdent les altermondialistes et les délégués gouvernementaux au milieu de la confusion.

Les illusions jetées en boule dans la corbeille et le parquet crisse. Tony Parker le coeur dans les étoiles ; la corde frappe, la balle claque et les San Antonio Spurs se taisent un instant ; le roi, à contre-courant des érections de l’intellect omnipotent, écrase ses larmes de joie sous ses pompes : le roi 2005 de la NBA sera Français. La sueur coule, les rires explosent et le silence. Comme l’hommage au prince Marc Vivien Foë, homme foudroyé par l’absurdité du destin et du plus haut, plus fort. La peine rugit et le spectacle continue. Cannes, Paris, Los Angeles, Polanski rafle tout et le piano irréel continue sa ballade entre cendres et espoir, entre peur et histoire. Le piano toujours, la guitare aussi et Norah Jones tout court, sensuelle étoile du Jazz, grâce heureuse de l’enfant qui gagne sa bagarre, se chante et se souffle comme la corde qui se pince et le blues qui m’emporte : des yeux de cendres et d’amour, un sourire qui ne veut pas compter, Norah Jones brûle les corps assoupis et berce les coeurs alourdis. La voix sublime chante tout de même pour l’homme heureux. Il y aura toujours quelque chose à jalouser.

Retour au pénible, Chirac adulé par les Algériens, navigue entre victoire américaine et bataille des retraites. La fièvre Sarkozy soulève en bloc les amis de la Ligue Conservatrice Réactionnaire et les partisans du travailler moins. La société française est effrayée à la moindre idée de changement et essaie vainement de mettre à terre la réformette sur les retraites : Sarko ne lâche pas le morceau. Les cheminots et les enseignants mènent la danse, le secteur public hurle, le privé rouspète et le gouvernement s’entête : les syndicats causent et la mesurette s’impose, fustigeant la retraite par capitalisation. La « grève du bac » et la prise d’otage des élèves de tous âges répond de manière absurde à la vexation. Le corps enseignant aura au moins gagné la suspension des réformes de Ferry et la diffusion de l’anti-altérité qui lui est si chère, le devoir de citer les idéologies progressistes s’impose. Six mois plus tard, contre leur intérêt, même les étudiants foncent sous la bannière sudiste de leurs syndicats de défense de l’ordre antérieur, à l’assaut de la réforme LMD : comme il y a trente-cinq ans les boussoles sans rivage font recette.

Car le combat pseudo-social est avant tout posture : celle du refus de vieillir, la fin d’une parenthèse que la même génération qui a aujourd’hui l’âge de partir à la retraite avait ouverte et perdue un incertain mois de mai, baroud d’honneur, ultime tentative intuitive de ceux qui n’ont rien à perdre, sauf le bonheur et le bien-être de leurs successeurs.

Les trains redémarrent, le train-train aussi : la guerre s’enlise et les pacifistes se réjouissent. Les alter-sommetistes du G8 veulent la peau du directoire des pays du Nord : huit chefs d’Etats ont-ils le droit de présider à la destinée du monde entier ? Je me permets de retourner ici la question : au-delà du droit (et pour parler de droit, il faut d’abord penser la justice), ces huit hommes doivent-ils s’éviter alors que la réalité veut que la moindre de leur action ait des conséquences inouïes pour le reste de la planète ? Quelle est la légitimité de l’opinion dite publique ? Je réponds que celui qui gueule le plus fort ne gueule pas forcément légitimement, et surtout pas pour ceux qu’il assourdit de sa rage.

Se pose ici le noeud essentiel de l’année 2005 : la question de la légitimité des opinions internationales et de la société civile, celle qui remet en cause les fondements du régime démocratique, c’est-à-dire atomise la notion d’Etat. Ici se dessine la vraie alternative que les hitler-mondialistes soulèvent souvent inconsciemment : l’Etat est-il le vecteur et/ou le moyen de régulation de la mondialisation, ou alors l’Etat est-il une contradiction essentielle avec le processus d’intégration politique mondial qui a commencé un matin athénien, entretenant ainsi le fossé entre les pays moteurs et les pays carburants ? Quelles sont les nécessaires évolutions de la démocratie à l’heure de la globalisation des échanges, semble-t-il donc nécessaire de se demander ?

L’été entamé dans la torpeur et la désaffection des touristes français qui restent à la maison, ne semblait guère nous promettre d’autre joies que les réflexions sur l’avenir du mouvement social et sur les lieux de villégiature de nos hommes publiques. Mais au-delà du tremblement de l’arrivée à Madrid d’un Beckam devenu l’être le plus populaire du Royaume-Uni devant la reine herself, au-delà des commentaires dithyrambiques sur le dernier blockbuster en date, l’absence de nuages noirs a plongé la France dans la fournaise de sa culpabilité. Incendies et canicule ne sont pas dissociables : la recherche à tout prix de coupables exutoires ne peut pas être comprise sans analyse de la crise profonde qui noue l’occident au déni de la culpabilité. La réaction immédiate de la population, consistant à reporter sur le gouvernement la responsabilité de l’hécatombe, est essentiellement liée au refus d’assumer la pénible continuité des rapports sociaux déconflictualisés, c’est-à-dire le refus d’assumer sa place parmi les autres, avec ou sans drame, avec ou sans horizon. L’Etat n’est pas papy-sitter, par contre nous avons parfois la chance d’avoir des pères et des mères et donc l’honneur d’en être responsables.

Cinquante ans après sa résistance désespérée contre les totalitarismes, le sujet post-moderne entend se décharger de ses devoirs sur le garant de ses droits. Il s’agit bien d’une forme d’absolu relativisme, comme le décrit Finkielkraut : Shakespeare vaut une paire de bottes dans notre société, où le sourire salopé de Marie n’importe pas plus au monde que les larmes de trouille de Bertrand mon sombre héros.

2005 consacre le lent glissement vers l’indifférence indignée des peuples occidentaux, qui se résignent ainsi à une vie de gestion : les peuples du nord rêvent pour certains d’une diplomatie sans but, ceux du sud d’une révolution sans lendemain, mais balayant l’humiliant aujourd’hui. Année des forums et des sommets, terrible pour l’ONU, 2005 rêve à satiété sa société brisée. Les enfants de Manhattan ne peuvent plus que pleurer à Ground Zero : la stupeur cesse, quand la fuite devient useless. Porto Alegre, Evian, Saint Denis : Bové superstar comptabilise les âmes et se joue des drames, fier tocard suppliant en prison, par erreur libéré. Finalement, 2003 est encore là. Les métastases sont résistantes.

L’automne n’apportera rien de nouveau dans le triste décor d’une année fondatrice : ni la torpeur sociale vaguement excitée par une gauche qui se déclare remise du traumatisme 2002, ni le résultat pathétique d’une Star Ac’ réinventée, ne semblent destinés à sortir le monde du compte des cadavres au Moyen-Orient. Alors que Chirac hésite et laisse Sarkozy défier un Villepin qui se défile, la France avance sympathiquement au rythme des molles tentatives de la lutte contre le chômage, de la peur des grèves, et de la lente et inexorable progression du Front National en PACA.

La classe politique enfin calmée de l’excitation consécutive au tremblement de terre d’avril 2002 tente ainsi de se restructurer entre fin de procès pour la droite et recherche d’un leader présidentiable pour la gauche parlementaire : l’une comme l’autre sont en effet secouées par le terrible manque de projet politique à long terme. Tristesse mortelle à peine égayée par les difficultés budgétaires et la hausse de l’euro face au dollar : le moral des ménages baisse plus vite que la consommation. Le monde rêve ses révolutions sans même pouvoir cracher ses tripes, manifestations grises pour révolutions hautes en pâleur.

L’autre fait majeur de cet automne 2005 réside sans aucun doute dans le désastre de la guérilla urbaine des banlieues parisiennes qui ont exporté le chaos en province. Sarkozy s’en fout et laisse les bagnoles flamber, l’opinion s’embrase et veut y envoyer la légion, et Manuel Valls, seul député-maire socialiste qui accepte d’appeler un chat un chat et une raclure une raclure, n’est pas suivi par son parti dans ses propositions sécuritaires. On peut être de gauche et assurer la sécurité de ses concitoyens. On peut être socialiste et ne pas laisser chacun faire ce qu’il veut. Quand je vous dis que le PS manque d’idées et de projets...

Le grand spectacle s’achève là où il a commencé, dans le croissant fertile, la Mésopotamie, terre des dieux et des illusions. Les accords de Genève, délire bienveillant de la société civilisée qui oublie la quête identitaire s’étiolent comme les chances de pacification du coeur du monde et du berceau des civilisations : le Moyen-Orient, réveillé par l’assassinat du grand Rafic Hariri, après avoir infecté le monde entier de son gris désespoir, n’a pas encore fini de vouloir jouer avec le feu. L’Iran antisémite se nucléarise et menace directement la prépondérance du Pakistan et des pays sunnites dans la région, et, alors que l’ancien royaume Perse se modernise, l’Egypte se fragilise. Surchauffé, craquelé, le Moyen-Orient n’accueille que très mollement le procès du challenger 2005 : Saddam Hussein caché dans une cave, tel un rat, aura la chance de désormais pouvoir faire son cinéma à la télé. Ses avocats se font trucider à la sortie de la salle d’audience mais qu’importe pour ce reality-show qui en a besoin, d’audience.

Après la claque de September 11, le monde a sombré dans une douloureuse torpeur : 2005, grand spectacle du glauque consacré, initie le siècle nouveau et ancre à nos normes la déliquescence identitaire et religieuse comme fondement de la post-modernité enfin commençante. Retour mystique : de Jackson pédophile à Neverland, de Raël polygame aux Wachovski, les univers finis en plein effondrement font recette. Pourquoi ? Parce que la paire de claques made in Islam collée à l’Occident triomphant nous ramène confusément à l’essentiel : le choix immédiat et itératif entre le Bien et le Mal. Peu importe la complexité, la Justice à l’horizon, notre société a désormais le besoin de trancher le bien et le mal : dans les maisons de retraite, dans les hôpitaux où les madones tuent l’enfant suppliant. La métastase 2005 se cristallise en effet autour de la bonne mort, l’euthanasie. Comme Pandore traîtresse abusée, nous avons sauvé le peu qui reste quand tempêtent les haines et les maux : l’espoir de la mort et de l’amour.

Bienvenue dans votre monde réel.