Interview de Louis-Georges Tin

Interview de Louis-Georges Tin

Louis-Georges Tin est une des personnalités émergentes de ce début d’année 2006 ; ce jeune homme militant est sur tous les fronts de l’anti-discrimination, que ce soit contre l’homophobie avec son association, ou le racisme anti-noir au sein du CRAN.
Il était donc temps de mieux faire connaissance avec ce trentenaire qui a le vent en poupe et certainement un bel avenir politique devant lui. A suivre de très très près.

1. Bonjour, Louis-Georges Tin. Avant que tous les Français n’entendent parler de vous, vous étiez seulement connu des homosexuels pour avoir été, entre autres, le directeur du Dictionnaire de l’homophobie, ouvrage rassemblant soixante-dix chercheurs d’une quinzaine de pays et visant à déconstruire l’homophobie sous toutes ses formes. Si vous vous présentiez rapidement ?

Je suis né en Martinique en 1974 où j’ai grandi jusqu’à l’âge de 17 ans, et où j’ai encore toute ma famille. Après le bac, j’ai fait deux années au lycée Henri IV, quatre ans à Normale Sup, agreg et thèse de lettres. J’habite à Paris, je suis maître de conférences à l’IUFM d’Orléans, voilà en quelques mots.

2. Vous avez commencé à militer à Normal sup., au sein de l’association HomoNormaliTés avant de lancer la Journée mondiale contre l’Homophobie. Savoir qu’aujourd’hui, cette Journée existe dans 40 pays flatte-t-il votre ego ?

Oui, c’est vrai que personne n’y croyait à cette aventure au début. On me disait que c’était un projet fou, idéaliste, et irréalisable. Au départ, j’étais bien le seul à y croire. Et puis, progressivement, les choses se sont mises en place. J’ai pris des contacts dans le monde entier, j’y ai travaillé d’arrache pied, plus de 70 heures par semaine, 2000 heures de boulot au final, quatre jours de repos seulement en un an !

Mais au total, cette Journée est là, elle a été célébrée de fait le 17 mai 2005 pour la première fois, soutenue par le président du Parlement européen, adoptée officiellement en Belgique, et bientôt dans plusieurs autres pays. Des milliers d’événements ont eu lieu à travers le monde : débats, spectacles, manifestations, concerts, etc., du Canada au Sri Lanka en passant par le Brésil, le Kenya, la Chine, le Liban ou la France.

Oui, je suis très heureux de tout cela. Mais je le suis beaucoup moins quand je songe au travail à accomplir encore, à la persistance, souvent même à la recrudescence des violences homophobes dans le monde entier, à la pénalisation de l’homosexualité dans 80 pays, etc., à l’inertie coupable des autorités publiques internationales.

3. Grâce à votre initiative, le CRAN (Conseil représentatif des Associations noires) a vu le jour fin novembre 2005. A quoi va-t-il servir ?

La cause noire, c’est un autre de mes combats. Il est d’ailleurs très proche du précédent. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de lutter contre les logiques de domination sociale, contre les préjugés, contre l’aliénation, contre la discrimination, contre la stigmatisation. C’est tout cela l’objectif du CRAN. Être un trait d’union possible entre des populations noires souvent désespérées ou exaspérées, et des dirigeants souvent oublieux, voire dédaigneux.

4. Martin Luther King et Malcom X ont été de grands orateurs. Et maintenant, c’est votre tour ?
En quoi, Louis-Georges, fils de profs à Rivière-Salée, agrégé, spécialiste de la Renaissance, chercheur et maître de conférences est représentatif de tous les Noirs ?
N’avez-vous pas peur que ceux qui n’ont pas autant de diplômes que vous se sentent exclus ?

Aucun être ne saurait être représentatif de tous les autres. Nous sommes tous des individus, c’est-à-dire des êtres individuels. En revanche, notre humanité nous permet d’aller au-delà de cette individualité, de dialoguer avec autrui, de concevoir une vie commune, le vivre ensemble -c’est là ce qu’on nomme la politique. Quand je pense aux hommes que vous avez cités, quand je pense à Aimé Césaire également, ou à Rosa Parks par exemple, je vois là des êtres exceptionnels, et en ce sens peu représentatifs, assurément. Cependant, ils ont oeuvré pour le bien de tous, des Noirs bien sûr, mais de l’humanité tout entière.

5. Vous vous dites apolitique. Pourtant, vous parlez souvent de Noël Mamère, le citant en exemple pour son ouverture d’esprit et ses ouvertures de portes (celles de sa mairie pour un mariage homosexuel très médiatisé et celles de l’Assemblée aux Noirs) et Stéphane Pocrain est à vos côtés. Stéphane Pocrain dont on ne sait plus s’il est partisan des Verts ou chroniqueur télé, à moins que, comme le veut la rumeur, il se présente aux élections présidentielles de 2007.
Vous n’aimez pas qu’on tente de vous coller une étiquette ?

Je ne suis pas du tout apolitique. Je suis à gauche en effet, proche des Verts, et je le dis clairement. Mais Patrick Lozès, président de notre fédération, le CRAN, est membre de l’UDF. D’autres membres du CRAN sont au PC, au PS, à l’UMP ou non affiliés. Notre fédération n’est pas apolitique, je dirais au contraire qu’elle est multipolitique. Mais nous sommes liés par une conception de la justice et de l’égalité sociales qui devrait s’appliquer à tous, Noirs compris, ce qui ne semble pas être le cas dans ce pays. C’est pourquoi nous souhaitons engager le dialogue avec tous les partis politiques (dignes de ce nom) afin qu’ils se saisissent de cette problématique. Jusqu’alors, la question noire était demeurée dans l’ombre : nous entendons faire qu’elle apparaisse désormais au soleil de midi.

6. « La tête perdue, ne périt que la personne ; les couilles perdues, périrait toute nature humaine. »
« Ce monde ne fait que rêver, il approche de sa fin. »
« Celui-là qui veut péter plus haut qu’il n’a le cul doit d’abord se faire un trou dans le dos. »
« La moitié du monde ne sait comment l’autre vit. »
« Par le monde, il y a beaucoup plus de couillons que d’hommes. »
Que vous inspire ces citations de Rabelais ?

Je n’ai rien contre les couilles, je dirais même, au contraire ! En revanche, les couillons, ça m’énerve beaucoup. Et j’en trouve régulièrement sur ma route. J’essaye de les combattre, s’il se peut. Sinon, j’essaie d’en rire, comme le fait Rabelais. C’est déjà ça...

7. Voyons... Votre premier combat était pour la cause gay. Contrairement à Aimé Césaire qui s’est toujours battu pour la cause noire, vous vous êtes réveillé un matin en vous disant « je suis Noir » ?

Non, bien sûr que non. Je suis à la fois noir et homo, ces deux aspects (et bien d’autres) contribuent également à mon identité personnelle. Mais si je me suis d’abord engagé dans la cause gaie et lesbienne, c’est notamment parce qu’il y avait à cette époque une actualité brûlante, celle du Pacs, qui était un progrès énorme, mais qui a aussi révélé le caractère réactionnaire, homophobe et répugnant de nombreuses personnes, y compris dans la haute société française. Il y avait là une urgence sociale : j’ai essayé d’y répondre par des moyens intellectuels (le Dictionnaire de l’homophobie aux PUF), puis par des moyens politiques (la Journée mondiale de lutte contre l’homophobie).

J’ai fait de mon mieux dans ce domaine, et je continue, bien sûr. Mais comme depuis très longtemps, je songeais à m’engager aussi pour la cause noire, j’ai commencé à y réfléchir avec Patrick Lozès il y a un an. Nous avons lancé l’idée publiquement en février 2005, et nous avons lancé la structure à l’Assemblée nationale, le 26 novembre 2005. Les événements qui ont eu lieu entre temps ont montré que nous avions raison, qu’il y avait là un problème grave, et qu’il fallait agir.

8. Une de mes amies noires ne s’offusque pas quand j’emploie le terme black. Expliquez-moi la différence entre black et Noir ?

Le mot « black » ne me gêne pas. Mais il constitue tout de même une périphrase pour ne pas dire « noir ». On cherche ses mots, on tourne autour du pot. On dit, « subsaharien » (mais et les Antillais ?), on dit « domiens » (mais et les « subsahariens » ?), on dit les gens « de couleur » (mais les blancs aussi sont de couleur, non ?).

Bref, on ne sait que dire. On a peur des mots, car on a peur des choses.
Pour ma part, je n’ai ni peur, ni honte de parler des Noirs. Il n’y a rien là qui doive heurter la France et la République. N’est-ce pas la « Société des Amis des Noirs » qui, avec Condorcet, Lafayette, l’Abbé Grégoire et tant d’autres, a poussé la 1e République à abolir l’esclavage (rétabli par Napoléon 10 ans plus tard) ?

On a parlé au 19e et au 20e siècle des cultures noires, de la musique nègre, du Paris noir, de la négritude, de la revue de Césaire L’Etudiant noir. Aujourd’hui encore, on parle volontiers des Noirs américains. Pourquoi ne pourrait-on parler des Noirs français ?

9. La discrimination positive, ça existe ?

Non. Ce qui existe aux Etats-Unis, c’est l’affirmative action, « action positive », ou « volontariste ». Traduire par « discrimination positive », c’est d’emblée fausser, et plomber le débat, c’est clair. L’affirmative action vise tout simplement à favoriser l’égalité sociale. Cela n’a rien d’extraordinaire. En France, cela existe aussi. Les plus pauvres sont exonérés d’impôt, c’est de l’affirmative action.

On a voté la parité, c’est de l’affirmative action. Les entreprises sont tenues d’embaucher 5% de personnes handicapées, c’est de l’affirmative action. Les ZEP bénéficient de moyens supplémentaires, c’est de l’affirmative action. Il s’agit de corriger les inégalités produites par la société afin d’aider certaines catégories sociales, jugées défavorisées. Mais je constate que la France n’est guère prête à aider les populations noires, qui sont pourtant largement discriminées. Nous avons donc un travail de fond à effectuer. Mais nous sommes prêts, nous y travaillons activement...

10. Louis-Georges, je vais maintenant vous laisser le mot de la fin... Comme vous êtes maître de conférences à l’université d’Orléans, donc proche des châteaux de la Loire, aurais-je un jour le plaisir de faire le tour de l’un d’eux en votre compagnie ?

J’en serais d’autant plus ravi que cela me donnerait enfin l’occasion de prendre de vraies vacances, et qui plus est, en bonne compagnie...

Sur le net

Sur le net