Ilya et Emilia Kabakov : la Maison des Rêves

Ilya et Emilia Kabakov : la Maison des Rêves

C’est sur la pointe des pieds que l’on entre à la Serpentine Gallery pour voir la nouvelle installation des époux Kabakov. L’espace, absolument blanc, et le silence absolu qui règne dans cette Maison des rêves invitent un instant au repos. Des lits nous tendent les bras, isolés par des voiles légers ou enfermés dans de petites pièces noires, éclairées par des lampions enfantins. On a envie de s’allonger, on s’allonge, on ferme les yeux...

Immédiatement, et c’est l’idée première de l’exposition, on jouit de cet instant de répit. Quel bonheur de ne rien faire et de laisser aller librement ses pensées. Prend-on suffisamment le temps de rêver ? Voilà qu’on se fait des reproches. Pourquoi avoir peur du temps qui passe et céder à d’absurdes exigences de rentabilité ? Certes, le rêve est improductif à proprement parler. Pire, il peut être considéré comme une régression : l’homme se replie sur lui-même et se réfugie dans un narcissisme profond. Mais on sait depuis Freud qu’il est nécessaire, voire vital. Le rêveur est une créature complexe. Il s’isole du monde pour en créer un nouveau, il fuit une réalité pour construire sa réalité. Marginal, associable, poète. Bref, humain.

Voilà donc qu’on se met à penser, couché dans cette ambiance calfeutrée et propice à ce genre de réflexions familières, mi ronronnantes, mi révoltées.

Lorsque soudain quelqu’un ouvre le rideau et vous surprend dans votre rêverie. On sursaute des deux cotés : l’intrus a tôt fait de repartir, gêné, et l’on s’est relevé à moitié, prêt à décamper.

C’est le deuxième niveau de l’exposition.

Ilya et Emilia Kabakov interrogent les limites séparant la sphère publique de la sphère privée, question particulièrement pertinente pour des soviétiques ayant connus le communisme. Il semble que la politique de répression des intellectuelles soit même antérieure à cette période, qu’elle soit devenue en quelque sorte un des aspects de la vie culturelle russe : dès 1825, après la tentative ratée de putsch contre le Tsar Nicolas 1 er, les intellectuels russes ont été obligés de travailler cachés.

C’est devenu un thème récurrent chez Kabakov. Dans une œuvre précédente, « In the closet », l’artiste avait installé un petit cabinet dans un placard. Le genre d’endroit dont on rêve quand on est gosse : un lieu mystérieux et secret où l’on peut se réfugier. Il y a avait un lit, des livres, une bouilloire et des biscuits : de quoi rester plusieurs jours isolé, protégé. Un seul bémol à cette retraite idéale : les portes du placard ne fermaient pas. Horreur. Tous les visiteurs pouvaient surprendre le rêveur, lui volant son intimité, brisant la bulle sacrée de sa retraite. L’image est relativement violente, comme est violent le malaise qu’on finit par ressentir dans cette étrange maison des rêves, lieu de repos et lieu de suspicion, de détente et d’hostilité.

Regarder quelqu’un dormir, c’est un thème qu’on a déjà beaucoup retrouvé, que ce soit chez Sophie Calle qui prend en photo les dormeurs, ou la récente vidéo de Sam Taylor Wood filmant Beckham, le joueur de football, en train de dormir pendant plusieurs heures. Mais ici il n’y a même plus la barrière de l’appareil photographique ou de la caméra : les rêveurs sont exposés, à nu si l’on peut dire.

De même qu’en ex-URSS les gens, sans cesse traqués ou surveillés, n’avaient plus de vie privée. Ce sentiment de violation perpétuelle a été parfaitement décrit par Georges Orwell dans 1984. Le fameux Big Brother est bel et bien partout, et la hantise du héros, pourtant capable de maîtriser toutes ses expressions, est de parler en rêvant. Ultime refuge de l’individu, le rêve est ce qui nous révèle et nous trahit en même temps.

Finalement, dans la Maison des rêves, on se lève de son lit pour aller surprendre d’autres rêveurs, glaner chez l’autre ce que l’on ne cèdera pas. De vu, on préfère être voyeur, garder cette illusion que l’on contrôle un tant soit peu la situation.

Aujourd’hui, tandis que des ordinateurs sont capables de définir notre profil psychologique en suivant nos traces sur les sites internet que l’on visite, il est difficile de ne pas repenser aux vieillots télécrans imaginés par Orwell. Sauf que l’ennemi est bien plus menaçant puisqu’il n’existe pas. Qui nous regarde ? Les autres ou une sorte de Léviathan, monstre collectif et intouchable ?

Serpentine Gallery, Londres

Du 19 octobre au 8 janvier 2006.

Serpentine Gallery, Londres

Du 19 octobre au 8 janvier 2006.