Ainsi Sion Sion Sion

Ainsi Sion Sion Sion

Le complot : histoire secrète du protocole des sages de Sion est une bande dessinée de Will Eisner qui remet en perspective assez clairement l’histoire de "Le protocole des Sages de Sion", faux célèbre, qui fait croire aux lecteurs que les juifs complotent secrètement pour asservir le monde.

On connaît la suite. Nombreux furent ceux qui le prirent pour argent comptant, et tout aussi nombreux furent ceux qui s’en servirent à seule fin d’avoir un bouc émissaire indispensable à leur discours basé sur la paranoïa et la peur de l’autre. Les nazis le tenaient pour vrai (et restèrent sourds à toute démonstration Et le peuple juif, du fait de la diaspora et de l’ostracisme dont il a fait l’objet pendant toute l’histoire, ne pouvait pas être mieux choisi. Toujours minoritaire, avec une religion non prosélyte (ce qui assure qu’ils resteront minoritaire par rapport aux chrétiens et aux musulmans), marqués par les exils et les massacres répétés, les juifs ont toujours constitué une cible facile (s’ils ont autant subi, c’est qui le méritaient peut-être diraient les plus cyniques de leurs ennemis).

L’histoire de ce texte est moins connu que son contenu, pour autant, ce que montre Will Eisner, elle est tout aussi importante et révélatrice :

Au début, le texte initial est en 1864 le fruit de Maurice Joly et ne cible pas les juifs -ils n’y sont même pas évoqués- mais Napoléon III au travers d’un dialogue imaginaire entre Montesquieu et Machiavel.

Ce texte s’appelait "Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu". A la base, il s’agit donc d’une dénonciation de la tyrannie, de l’emprise croissante des milieux d’affaires sur Louis Napoléon Bonaparte. Le texte est lui-même vu par certains comme une habile reprise du dialogue entre Socrate et Thrasymaque dans "La république" de Platon. L’objectif initial du texte original est donc louable (si tant est qu’on est contre la tyrannie et l’affairisme bien entendu). C’est ce qui rend son détournement aussi effrayant.

Maurice Joly sera emprisonné par la police de Napoléon pour son texte, et à l’avénement de la République, Joly n’en restant pas moins critique vis à vis du nouveau régime se trouvera rapidement isolé, et il finira par mettre fin à ses jours. La suite de l’histoire a lieu en Russie, en 1894.

Au sein du régime autocrate tsariste, parmi les conseillers de Nicolas II, les tensions sont alors très fortes entre les tenants d’une accélération des réformes dans le sens d’une libéralisation de l’économie (et oui ! déjà à l’époque !) défendue par Witte, et Goromykine et Ratchkovski, à l’époque porte-parole des conservateurs et de l’extrême droite nationaliste et orthodoxe.

Witte a alors le vent en poupe auprès du Tsar mais Goromykine et ses alliés, proches de l’Okhrana, la police secrète du Tsar, décident de jouer sur l’antisémitisme du Tsar pour discréditer les idées de Witte. Ne leur manque que la preuve de la compromission des juifs avec le capitalisme mondial montant.

Quelques années plus tard, en 1898 Pierre Ratchkovski devient ambassadeur de Russie en France, et surtout le chef de l’Okhrana (police secrète et politique du Tsar) en France.

La propagande à destination des élites politiques françaises est alors l’une des activités principales de Ratchkovski. Entre autre, il est chargé de démonter les critiques occidentales relatives à la politique russe de discrimination à l’égard des juifs. La lutte des clans ayant cours plus que jamais à la cour de Nicolas II, il décide de faire d’une pierre deux coups en recourant aux services d’un certain Matthieu Golovinsky, agent russe travaillant sous ses ordres.

Avocat de formation, Golovinsky a démarré sa carrière en Russie en manipulant les journaux dans lesquels il se faisait embaucher, et sous la direction de l’extrémiste anti-sémite Soloviev au Saint Synode (instance proche des conservateurs orthodoxes), il monta dossiers bidons d’accusation sur dossiers bidons d’accusation sur les opposants au Tsar. Mais quelques temps plus tard, avec la main mise des libéraux sur la cour, il tombe en disgrâce et est condamné à l’exil tandis que son service de la propagande est dissout. Francophone, Matthieu Golovinsky part alors en exil en France.

Ratchkovski charge son habile subordonnée de produire un simulacre de texte attestant de la volonté de mise des juifs sur le monde via l’expansion du capitalisme et du libéralisme.

La tache n’étant pas mince, et le temps manquant, Ratchkovski conseille à Golovinsky de recycler le texte du "Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu" en remplaçant les deux interlocuteurs par de mystérieux et supposés sages de Sion, des juifs.

Le texte final, plagiat indiscutable du texte original de Maurice Joly (le pauvre a du se retourner indéfiniment dans sa tombe tant ce "nouveau" texte a produit des effets bien plus épouvantables que ce à quoi il le destinait ...), cible les juifs et le capitalisme, les juifs et les idées de Witte.
Juste après la défaite de la Russie face au Japon, le texte finit par "tomber" dans les mains de Nicolas II, et dans celles des partisans de l’extrême droite russe, peu regardante sur la véracité du texte tant ce dernier sert leur discours. Sergius Nilus, proche de la Tsarine Alexandra, prétendra que le document secret a été volé au congrès sioniste de 1897 qui se tint en France... Quoiqu’il en soit, les partisans de Goromykine triomphèrent car les deux cibles étaient atteintes : raffermir l’antisémitisme du Tsar, et discréditer le libéralisme et la modernité capitaliste à ses yeux.

Quelques temps après, Witte est renvoyé, la première guerre mondiale éclate, la révolution balaie la Russie tsariste.

Le texte va alors totalement échapper à ses créateurs -qui ne soucièrent guère de ses effets secondaires, il faut bien le dire - et au de là du Tsar, va cibler et tromper beaucoup, beaucoup plus de monde ...

La propagation commence quand le "Times" est lui-même trompé par le texte, traduit depuis en anglais en 1920, en publiant un article "Le péril juif". Le "Times" aura découvrir le pot aux roses un an après et démentir l’information sur ce supposé complot juif mondial : trop tard ! La mécanique est lancée.

La bande dessinée de Will Eisner, dans une première partie, a l’immense mérite :

1/ de bien situer les motivations des différents intervenants de ce qui est sans nul doute la plus terrible désinformation de toute l’histoire ;

2/ d’ajouter quelques extraits des deux textes montrant sans nul doute la réalité du plagiat.

Pour autant, dans la deuxième partie de cette bédé, décidément peu commune, Will Eisner conte l’effrayant parcours du texte qui, malgré les nombreux procès perdus (parmi lesquels un procès retentissant perdu par les nazis en Suisse en 1935) et les dénégations le texte va continuer sa carrière trompant -ou facilitant c’est selon la crédulité- non seulement les extrémistes tel que Hitler, mais aussi des modérés tel que l’industrial américain Henry Ford ou Winston Churchill. Ce dernier se fendra d’un article du même bidon que les protocoles : "Zionism versus Bolchevism" où il dit :

"Elle [l’Internationale Juive] a été le ressort de tous les mouvements subversifs au cours du XIXième siècle, et voici enfin que cette bande de personnalités extraordinaires des bas-fonds des grandes villes d’Europe et d’Amérique a empoigné le peuple russe par les cheveux pour devenir pratiquement les maîtres incontestés de cet immense empire."
Ca calme, non ?

Et la bédé de finir avec les dates d’édition et de rééditions de l’Espagne en 1930 jusqu’à la version télévisée égyptienne en 2001 !!
Tout cela rejoint mon idée, énoncée il y a quelque temps sur mon blog (http://www.20six.fr/laurence-de-sainte-lumiere) que la vérité d’une proposition, en tant qu’absolu, a moins de sens que sa vraisemblance (le fait que les gens croient en la vérité de cette proposition). Et sur quoi se fonde cette vraisemblance, sur des preuves matérielles... La preuve fait la vraisemblance. Mais comme les preuves sont toujours le fait de la main de l’homme, aucun moyen de savoir dans l’absolu si cette preuve est elle-même vrai ou fausse. Il faut d’autres preuves... vraisemblables elle aussi ! Et le serpent se mord la queue.

Le protocole est l’exemple type : un texte qui agit comme une "arme de tromperie massive" et qui bien même serait démontré comme faux, reste un texte de référence car il permet de justifier une conduite dont les auteurs pourraient avoir honte plus tard. Une sorte de mécanisme de transfert en somme, ce n’est pas moi qui me suis trompé, c’est le livre qui m’a trompé. C’est le but même de la désinformation, non pas tromper tout le temps et masquer indéfiniment la vérité, mais tromper à un moment donné, pour un temps donné un groupe de personnes donné : le Tsar au début du XXième siècle, les allemands au début des années 30, etc...

Et à chaque fois, l’enjeu de la vraisemblance, c’est le pouvoir...

Bref "Le complot : l’histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion" de Will Eisner, plus que n’importe quel prix littéraire en chocolat du moment, à lire absolument.