Comment apprivoiser « Les dresseurs d’ombres » ?

Comment apprivoiser « Les dresseurs d'ombres » ?

Vous voulez lire l’expression d’une exigence lettrée qui apparaîtra sans doute datée et anachronique à certains au sein d’une machine littéraire qui semble tout entière gagnée par la facilité, le copinage et la surenchère médiatique, mais qui sera lue et relue dans cinquante ans encore ?
Lisez donc le dernier roman de Jean-François Patricola.

"Les Dresseurs d’ombres » publié par la maison d’édition « A contrario » si vous en avez ras la casquette de la Littérature Kleenex, aussitôt lue aussitôt jetée et oubliée, si vous êtes indisposés par les "Coups" polémiques d’éditeurs spéculatifs, le dernier chancre mou de Houellebecq ou de Yann Moix ou la nouvelle coupe de cheveux de Florian Zeller.

Il faut dire qu’une telle non compromission forcenée, qu’une si grande volonté manifeste d’aller au bout de l’Ecriture sans concession, sans désir de plaire ou de vulgariser sa pensée ne risque pas de trouver écho dans la critique littérature actuelle. D’aucuns verront même le livre leur tomber des mains tant on n’est plus habitué à avoir en face de soi un véritable auteur digne de ce nom.

Trop rares seront les observateurs du livre qui iront au bout de cet ouvrage magnifique, de ce labyrinthe de la création modeste et pertinent. Combien prendront le temps de se balader dans cette mise en abyme permanente, ce jeu d’écriture qui s’amuse des points de vue, du mode de narration, qui passe d’un personnage à l’autre avec inventivité, multipliant les axes de lecture et les degrés de compréhension ? Nous sommes dans l’hypertexte, dans le fondement même de l’écriture et de manière jamais dogmatique, hautaine ou qui se regarde écrire.

Le Roman « Les dresseurs d’ombres » raconte une résidence d’artiste, type "Villa Médicis" et soirées "medan", en Lorraine. Patricola va au bout de l’imaginaire ou de la métaphore et nous offre un exercice de style, de plume, flamboyant, qui incite à la relecture, qui est obligé de capter notre attention. A côté, devant, derrière, dans l’histoire, des personnages de tous horizons, avec leurs langages, leurs verves, leurs histoires, leurs doutes, leurs maladresses, nous parlent d’un microcosme, d’un pays qui se meurt, d’une région sidérurgique qui change d’époque.

Dans la vallée des anges, où les villes finissent toutes en « ange », Patricola et ses avatars de plume, ses personnages, ses lieux nous narrent le portrait d’un groupe avant démolition. Des lieux et des gens que seule la Poésie des mots de Patricola peut sauver. Par le prétexte de ces choses si intimes que sont les mains d’un vieil homme, l’auteur décode des situations, met du fantastique dans l’ordinaire, avec la couleur et la beauté de mots savamment choisis et mis en scène.

« (..) Personne ne discutait avec moi mes phrases noires. De cela je me délectais. J’avais gagné. Applaudissement des deux mains. Musica maestro. La banda allait l’amble et je jetais au firmament mon bourbon de pèlerin, mon bâton de musicien. Je recevais cette victoire sans bruit, sans la moindre manifestation de joie ou de désapprobation. Pur plaisir d’égoïste. (...) »

Un écrivain, lauréat d’un Prix se retrouve en résidence d’écriture dans la vallée de la Fensch, la beauté est un rempart contre la laideur d’un endroit qui se désagrège. Fable moderne saisissante, forte et prémonitoire, Jean-françois Patricola arrive là à se hisser au niveau des plus grands faiseurs de mots latins ; on pense aussitôt à Buzzati, Pessoa, Moravia et les autres.

Un roman à dresser les ombres et les émotions, vivaces, vraies, uniques. Un roman en résistance.

Lire l’interview de Jean-François Patricola

"Les dresseurs d’ombres", Jean-François Patricola, Roman, A contrario, (2005), 237 pages, 18 euros.

"Les dresseurs d’ombres", Jean-François Patricola, Roman, A contrario, (2005), 237 pages, 18 euros.