Houellebecq par Vignale (1999)

Houellebecq par Vignale (1999)

Michel Houellebecq intrigue autant que ses livres, il dérange, énerve, saoûle, il donne désormais matière à polémique, il est devenu le "bouc émissaire" de son propre succès. Michel Houellebecq en représentation, sur un plateau de télévision ou dans une émission de radio, oscille sans cesse entre suffisance et timidité, du moins il nous le fait croire. Houellebecq devant un appareil photo est maigrelet et mal à l’aise, comme un savant d’un autre siècle, un sorte d’Hibernatus sorti du quaternaire. A dire vrai, on n’arrive pas bien à cerner cet auteur-là.

On tente de ne pas se laisser gagner par son cynisme et sa nonchalance tout en sachant bien au-dedans de nous-même que c’est lui qui a raison, que c’est lui qui détient la vérité dans ses fêlures et ses doutes. J’ai rencontré cet "écrivain pas comme les autres" bien avant la houellebeqmania de ces derniers mois, vers deux heures du matin alors qu’il faisait partie de la défunte émission du Cercle de Minuit sur France Deux. Je dis défunte car ce n’est plus vraiment pareil depuis le départ de Michel Field malgré les efforts des présentateurs qui s’y sont succédés.

Dans cette émission, - datant d’au moins deux ans -, où le débat s’enlisait comme de coutûme, à une heure avancée de la nuit, Michel Field donna la parole à un être apparemment aussi éteint que les autres, un homme au physique (très) moyen, le cheveu en bataille, un homme mal habillé traînant un défaut de prononciation insupportable, une voix monocorde et insignifiante. Puis tout-à-coup, après l’avoir brièvement présenté, le présentateur demanda à cet être étrange de faire la lecture de son dernier recueil de poème Le sens du combat. Il n’y eut plus un bruit sur le plateau, pendant la lecture tous furent estomaqués, un auteur avec un grand "A" était sur le plateau. Le lendemain, je lisais Le sens du combat.

Mais revenons-en à ses écrits proprement dits ; Michel Houellebecq me semble avoir trouvé la panacée, l’écriture miraculeuse qui colle à son époque, un savant mélange entre du "très littéraire" et du people de seconde zone. Lire du Houellebecq ce n’est pas juger un auteur de droite ou de gauche, s’arrêter à ses provocations en dessous de la ceinture.

Houellebecq c’est l’écriture de son siècle, un sens inné de la psychologie, de la sociologie et surtout de l’Histoire. Houellebecq c’est tout le contraire d’un facho, n’en déplaise à Gérard Miller, c’est un être à la recherche, (en quête), non pas d’une légitimité personnelle ou idéologique, mais d’une quête de l’humain en marche, à l’affût d’un mouvement tectonique, des mécanismes sociaux.

Bien entendu, l’auteur se laisse aller, dans ses ouvrages à quelques facilités, quelques audaces qui tombent à l’eau mais qui en ressortent aussitôt en cascade, d’une manière orgasmique et jouissive, car la réalité est implacable. Houellebecq est vivant, dégoulinant de vivacité derrière l’apathie de son langage, et la banalité de son physique. Houellebecq c’est le triomphe de la nonchalance et de l’amertume, une oeuvre bâtie sur la déconfiture et le désastre de cette fin de siècle, mais avec le génie en plus, rien à voir avec un Vincent Ravalec. Il y a du Cioran, en Houellebecq mais plus de proximité avec son époque.

L’écriture de Houellebecq c’est la profusion du désir en lutte perpétuelle contre un optimisme creux et sordide, c’est ce qu’on aime et qui nous irrite. Mais son poil à gratter, son sens inné de la provocation sont constructifs car la mécanique est bien huilée, les idées s’enchaînent les unes aux autres, les puzzles s’assemblent, on passe du Xanadu au monde réel et on réécrit soi-même l’histoire.
Plus concrètement, parlons de son dernier roman, Les particules élémentaires publié chez Flammarion, exit le récit de deux demi-frères, Michel et Bruno ou de leurs deux parcours familiaux chaotiques avec comme seul point commun les affres du désir. En effet, le récit se suit sans déplaisir mais comme toute bonne ouvre n’est qu’un leurre, un prétexte grossier aux épanchements, au souffle houellebecquien. l’onanisme, la fellation, le voyeurisme, l’impuissance sont omniprésents dans le livre comme ils le sont sur nos écrans de télévision, à peine plus condensés, il n’y a en cela rien de choquant car le discours n’est pas stérile, ni fascisant, ce n’est que le constat d’un échec, d’un quiproquo gigantesque entre l’offre et la demande ou encore pire un problème de communication. Les gens sont seuls, les uns à côté des autres sans jamais confronter leurs solitudes et par là-même l’éradiquer. Houellebecq a eu une idée géniale, son livre est un essai biologique, scientifique, rempli de définitions empruntées aux plus grands ouvrages du genre et qui se mêlent habilement aux faits, aux événements et au sordide des situations. On sent très bien que la Science avec un grand "S" fascine ce génie d’une autre science qu’on nomme humaine. La trouvaille de Houellebecq est avant tout son ancrage dans le réel.

Les particules élémentaires, c’est avant tout l’histoire impromptue, désarçonnante, humiliante, assourdissante du désir. Michel et Bruno sont tous deux esclaves du sexe, de l’acte sexuel dans ce qu’il a de premier : le désir. Un désir tantôt avoué, inavoué, ou sublimé. l’un l’occulte et l’autre le vit et en assume son côté sordide, malsain, quotidien, insignifiant. Le sexe chez Bruno est omniprésent, récurrent, affligeant. La quête sexuelle de Bruno est une tragédie grecque où la pitié alterne et côtoie le ridicule de sa situation. Michel, lui, nie le désir, le fuit, tente de minimiser son importance, son poids.
La vie affective passe sur Michel, sans le toucher, son existence sensitive demeure plate et sans relief, sans phallus en érection, sans jubilation du corps, son destin est ailleurs.

Bruno quant à lui est en souffrance, en attente, sa vie ne peut être qu’un échec, une suite ininterrompue de fausses cartes, de maldonnes. Bruno est une petite mort comme sa fidèle complice, la masturbation qui en fait le résume le mieux. Bruno est un plaisir solitaire sans réel importance, une sorte d’allégorie de l’infertilité. Tout cela est vécu dans un monde désabusé où l’imagination, le talent de Houellebecq jubilent et font mouche. l’auteur jouit de son verbe, de sa faconde qui oscille toujours entre un style très littéraire, un langage scientifique ou un phrasé très contemporain sans jamais être trop à la mode. Juste ce qu’il faut, Houellebecq sait doser son effort, ménager ses effets. Son livre se lit sans déplaisir et puis, au coin du phrase, la réalité implacable du sociologue, de l’artiste "de celui qui sent tout, avant tout le monde" éclate de manière grotesque, magistrale, évidente ou tendancieuse. Houellebecq est là où il faut, à l’affût de la vérité, au carrefour du mensonge. Et parfois même il arrive qu’il la cueille cette vérité avec une justesse à la Brückner, une poésie à la Le Clézio, une maîtrise à la Pennac, une simplicité à la Delerme. Houellebecq est tout cela avec son côté désabusé en plus, avec sa médiocrité charismatique dont il fait une force.

Michel Houellebecq a trouvé le ton de son époque. L’efficacité du style Houellebecq impressionne dans son immédiateté, le réel est le plus fidèle ami de l’auteur. On retrouve dans Les particules élémentaires une fille qui se prénomme Annabelle (tiens tiens comme dans Le sens du Combat), et bien sûr elle est belle, trop belle mais cela ne trouble pas plus que ça Michel. "seul un hasard morphogénétique inouï avait pu produire la déchirante pureté de son visage". Mais, même la beauté extrême, le sublime n’arrive pas à sortir Michel de son mutisme sexuel, de son incapacité à prendre l’autre, à le posséder.

Jamais de fougue, toute l’animalité est dans Bruno. Michel et Bruno sont inégaux devant la masturbation ; Michel se masturbe peu alors que Bruno "dissipait son âge mur à la poursuite d’incertaines Lolitas aux seins gonflés, aux fesses rondes, à la bouche accueillante". Nulle provocation dans cet étalage constant de la masturbation assumée ou non, la pratique accompagne le livre comme une musique lancinante.

Pourtant, Michel et Bruno ont le même manque cruel ; l’amour, l’attention du père, baba cool attardé que Houellebecq démolie du début à la fin du livre comme son idéologie. Michel et Bruno se complètent admirablement mais pourtant ils sont humains, ils ont une vie au delà de la caricature. Que se cache-t-il derrière tout cela sinon un tableau saisissant de la misère affective ? Misère affective qui est partout, sous toutes les formes. Le bonheur, quête ultime de la mère de Michel et Bruno, est vain comme son idéologie, Houellebecq ne fait pas le procès de la Gauche dans son livre, il lance des pistes, fait naître la contradiction, utilise le second degré.

Les héros de Houellebecq traversent un siècle tourmenté. Houellebecq juge son siècle, le traverse sans complaisance, avec cynisme, on lui pardonne son talent de psychologue le rend au dessus de tout soupçon. Des dizaines d’histoires s’imbriquent dans les "Particules élémentaires", ce livre est un microcosme, un Titanic terrestre où se vivent les drames de notre siècle et Houellebecq est tout sauf un fasciste, c’est bien au contraire un hypersensible, altruiste qui sait, mieux que personne observer la nature humaine, mais toujours au second degré (du moins j’espère).

Photographie : Frédéric Vignale (2001)

Photographie : Frédéric Vignale (2001)