Interview : Anne Esperet

Interview : Anne Esperet

Le progrès des technologies touchant à l’Humain est une porte ouverte à toutes les recherches concernant le vivant. Tout est possible, le champ d’expérimentation est immense et Anne Esperet, en alchimiste du temps, présent l’a bien compris. Elle nous dévoile tout cela sur ses sites web et dans les galeries... ses créatures-créations et beaucoup d’autres choses passionnantes y sont exposées. Elle nous parle dans cette interview exclusive de son univers, de ses projets et de son regard unique sur notre siècle. Rendez-vous dans 100 ans, elle sera toujours là pour nous étonner, c’est certain.

1. Pouvez-vous vous présenter ainsi que votre art très pointu à ceux qui ne vous connaissent pas encore ?

Je suis une plasticienne française qui vit et travaille à Nancy. Je ne sais pas si je pratique un art très pointu mais l’objectif de mon travail est précis : en investissant l’espace public avec des images de "ratés" de la science, de " bio-fictions de toutes sortes, je souhaite intéresser mon public à l’importance des conséquences de la révolution biologique. Même s’il serait utopique de croire que l’opinion public pourrait avoir un impact sur les décisions concernant les avancées des biosciences. Celles-ci resteront aux mains exclusives de politiques et industriels qui s’enrichiront ou augmenteront l’étendue de leurs pouvoirs . La prise de conscience de l’existence des ces technologies et leur implication étant déjà beaucoup, j’essaye d’y contribuer pas.

Je propose à travers une pratique plastique, une alternative nuancée, à un enjouement sans limites, un refus catégorique ou une indifférence totale face à la révolution biotechnologique.

En résumé, je propose d’utiliser l’art pour amortir l’atterrissage de notre immense saut dans le post biologique et le post humain.

2. Le critique Art Hunter dit de vous que votre démarche " nous renvoie brutalement dans un univers peuplé de créatures hybrides qui a bien y réfléchir ne sont pas que de simples extrapolations cauchemardesques." Qu’en pensez-vous ? A- t’il bien saisi le sens de votre travail ?

En effet, il y a 2 temps dans la lecture des photos de la série « organismes 2ème génération. D’abord la surprise que provoque l’aspect cauchemardesque et original des créatures, puis vient le questionnement quant à leur existence réelle et leur origine. On dépasse l’amusement, la surprise ou la répulsion des premières secondes pour se questionner sur les potentialités actuelles de manipulation des êtres vivants.

3. Ce qui semble très intéressant chez vous c’est la cohérence totale que l’on peut trouver très vite en découvrant vos goûts littéraires qui sont le prolongement ou peut-être même la base de votre réflexion picturale ?

Mon intérêt pour la littérature de science fiction n’est pas la base unique de ma réflexion. C’est vraiment l’ensemble des choses, des personnes, et de toutes les informations qui m’entourent qui l’anime. J’aime la comparaison de l’artiste avec un filtre et avec un rétroviseur... Au niveau de la littérature de science fiction, ce qui influence le plus ma démarche c’est l’impression que ces univers (notamment dans le champ du bio) ne seront plus de la fiction très longtemps !

4. Vous avez eu un choc en lisant Houellebecq avec un "q" et Philip K. Dick avec un "K" ?

Ce qui m’a plu dans "Les particules élémentaires", c’est l’idée de l’apparition à notre époque d’une découverte médicale qui révolutionne subitement toute la façon de concevoir la vie. De là à parler de choc de l’ordre de ceux qu’on peut effectivement ressentir en lisant un livre de K-Dick, il y a un pas infranchissable.

Phillip K-Dick est un maître de l’illusion, toute son oeuvre parle de la fragilité de ce que nous croyons être la réalité. La lecture de ses livres ne peut pas laisser indemne, il a largement influencé toute la science fiction moderne.

5. Le corps humain et animal sont-ils les seuls véritable objets ? La nature pour vous c’est avant tout le corps ?

Non. Le corps est pour moi une interface géniale avec la nature et en même temps une somme de contraintes énorme .Le terme « Nature » m’évoque plutôt le milieu naturel avec les êtres vivants de toutes espèces y évoluant. C’est à dire, un écosystème fragile, féroce et compliqué où jouent énormément de paramètres les uns avec les autres . Ainsi, je crois qu’on ne peut parler de « nature » sans parler « d’écologie ». Le corps c’est ce qui incarne l ’"être au monde" dans une matière périssable et évolutive.

6. Comprenez-vous que certains observateurs trouvent votre travail morbide, trop chirurgical ou carrément laid ? Est-ce que la provocation implicite qui est dans vos objets d’étude est un aspect qui vous fait jubiler, vous amuse ?

Je les comprend absolument et espère simplement qu’ils se demanderont pourquoi en 2002 on voit des photographies de monstres et mutants dans des lieux d’exposition. Plus qu’un amusement, cette utilisation d’images provocantes est une stratégie de communication. J’essaye d’intéresser un large public à un sujet précis et la provocation visuelle est un outil que je revendique pour accrocher l’intérêt premier. Il n’y a pas dans ces images d’objectif de « beauté » ni d’éloge du règne animal, c’est une invitation, un peu brutale peut-être, à un questionnement.

7. Vous vous dites photographe mais vous êtes aussi un sculpteur, un plasticien, un metteur en scène organique non ?

Tout à fait. En fait, je ne suis pas à proprement parler une "photographe " et je n’exerce pas ce métier. Pour réaliser les photos d’ « Organismes 2ème génération » j’ai travaillé avec Pierre Migniot qui lui exerce le métier de photographe. Ses compétences techniques, et le matériel de mon ami ont été mises à rude épreuve...

Je suis plasticienne et ne souhaite pas me limiter dans les moyens d ’expression (instalations, web, projections) de ma démarche. Cependant la photographie est actuellement la technique que j’utilise le plus. Je trouve l’image photographique particulièrement pertinente pour représenter des fictions.

8. Cela vous amuserait si on vous demander de créer les monstres d’une adaptation cinématographique de "l’Ile du Docteur Moreau" ?

Oui ce serait marrant je crois que cela ma plairait. Ce qui m’amuserait encore plus, serait de collaborer à de véritables recherches scientifiques. A leurs besoin de communication mais aussi, d’être une petite souris lors des réunion de création de nouveaux projets de recherches...

Concernant le roman de Wells, contrairement à lui, je ne diffuse pas, via un scénario mettant en scène des hybrides, de message moral et éthique. Wells puni le méchant généticien fou par là même où il a « péché. » Mes images de créatures ne se veulent aucunement moralisatrices. Les histoires auxquelles elles renvoient sont propres à chacun, inconscientes et individuelles. Je tente de provoquer une prise de conscience concernant l’ampleur de la révolution en cours.

9. Est-ce que le travail sur le corps d’une artiste comme Orlan trouve grâce à vos yeux ?

La démarche d’Orlan est exceptionnelle. Elle est l’une des artistes travaillant avec le corps des plus engagées dans sa démarche. Ses performances, opérations chirurgicales sur son propre corps sont d’une symbolique très puissante et je partage son avis lorsqu’ elle dit que l’art qui l’intéresse : « ...s’apparente, appartient à la résistance. Il doit bousculer nos a priori, bouleverser nos pensées, il est hors normes. Il est hors la loi. Il n’est pas là pour nous bercer, pour nous servir ce que nous connaissons déjà, il doit prendre des risques, au risque de ne pas être accepté d’emblée, il est déviant, il est en lui même un projet de société... »

Nos démarches peuvent être comparées dans la volonté de secouer le spectateur et de l’ inciter à s’approprier son propre corps. Comme elle, je souhaite questionner le statut futur du corps et son devenir via les nouvelles technologies et manipulations génétiques. L’une de nos plus grande différence est que, contrairement à elle, ce n’est pas de mon corps qu’ émanent ces questions. D’autre part, son travail aborde le, féminisme, la religion et l’histoire de l’art, que je n’aborde pas.

10. Votre passage par l’Ile Réunion a-t’il été déterminant pour votre œil artistique ?

Oui. C’est avec un objectif artistique de départ que je suis d’ailleurs partie la première fois 3 mois à la Réunion pendant mes études aux Beaux Arts. Je souhaitais travailler en photographiant une nature luxuriante et généreuse sur le thème du rapport de l’homme à la nature. Les possibilités d’échanges physiques avec l’environnement naturel sont nombreuses là bas. C’est lors d’une plongée sous-marine que j’ai eu le premier déclic pour la fabrication de mon système de prise de vus permettant de réaliser les mutants. Cette technique fait appel aux caractéristiques de l’eau.

11. Que souhaiteriez-vous laisser dans l’imaginaire collectif ?

Je souhaite élargir la palette des représentations connues et admises comme « réelles » des êtres vivants. Je voudrais faire glisser les représentations d’ êtres vivants de race inconnue » de la sphère de la fiction et du monstrueux à celle du réel, du moins du probable et du « naturel ».

Rendre plus souple et perméable la frontière séparant le monstre et les êtres irréels des êtres vivants « classiques » et « normaux » pour faciliter leur « insertion » à tous les niveaux. Ainsi, face à un chat à écailles on ne se dirait plus « je vais me réveiller » mais « c’est la première fois que j’en vois un ».

De la même façon, concernant le corps humain, je souhaite donner corps dans l’imaginaire à diverses post-humanités par le biais de leur représentation, afin de participer à l’ infiltration de ce concept dans la réalité.

Je voudrais que mes créations deviennent « l’avant première visuelle » de la révolution que nous allons vivre au quotidien, la petite étincelle amenant à se dire « Je ferais bien de m’y préparer, ç’est en train d’arriver ».

12. Travaillez-vous sur votre propre corps. Si non allez-vous le faire un jour ? Est-ce une expérimentation possible, envisageable ou votre terrain privilégié c’est avant tous des autres ?

J’ai déjà travaillé avec mon propre corps. Tout au début de ma démarche, par le biais de photographies très « kitch - Hamilton » où je pose dans la nature, mais aussi plus récemment l’année dernière avec une photo titrée : « Le jour de mon premier implant ». On m’y voit avec mon médecin au moment où elle vient de me poser un implant contraceptif. Il est vrai que jusqu’à présent j’utilise surtout le corps d’autres êtres vivants mais je ne suis pas opposée à l’utilisation du mien.

13. Est-ce que vous avez une âme écologiste ? Etes-vous plus sensible que la moyenne au sort environnemental de notre planète ? Votre art est-il un moyen de nous mettre en garde ?

Je ne suis pas de ceux qui rejettent en bloc toute innovation de la science et suis plutôt fascinée et intéressée par ces avancées. Pourtant je crois effectivement que les principes de précaution appliqués sont de plus en plus ridicules et dérisoire par rapports aux impacts potentiels des dernières découvertes.

En 26 petites années d’existence seulement à mon petit niveau de non-spécialiste, j’ai déjà pu constater plusieurs changements dans mon environnement : climat, alimentation, comestibilité des champignons et plantes ramassés en milieu naturel... C’est la preuve que la planète change très vite et malheureusement pas en bien...Alors j’estime qu’être sensible à l’écologie c’est être sensible à sa propre survie. Du coup l’écologie ne se situe plus spécialement dans l’âme mais surtout dans le corps (Estomac, poumons, sang ....) !

14. Parlez-vous du projet "Transgenic Species Lab " ?

Transgénique Species Lab est une œuvre d’art constituée par le site internet : http://www.tsl.be.tf.
Son principe est le suivant : Le visiteur arrive sur le site d’une société (Transgenic Species Lab) qui propose comme prestation de service l’adoption de mutant de compagnie issus du programme « Self Made Pets » Voici ce qu’on lit sur le site : " ... Et si votre animal de compagnie était un être d’une race mutante unique dont vous étiez le créateur ? C’EST POSSIBLE ! Avec le programme Self Made Pet™".Fruit des dernières innovations en matière de génétique, le programme Self Made Pets™ développé par Transgenic Species Lab vous permet de choisir quelles races d’animaux ou de végétaux vous souhaitez croiser pour obtenir une race inédite !...."

Lorsque le visiteur fait la démarche de commander, il passe de l’autre côté du projet et découvre que la société Transgénique Species Lab n’existe pas et que ce site est une œuvre d’art. Il est informé de mes objectifs plastiques et surtout de l’état des choses concernant l’hybridation animale existante actuellement. C’est un peu le principe de la publicité pour les asperges en tube ou les huîtres en spray.

Le site www.terresacree.org a été une source d’information importante pour ce projet.

15. Vous très jeune et très jolie, les gens doivent être surpris par vos passions "particulières" ?

Merci ! Tant mieux si les gens sont surpris par cela aussi. Le rapport entre des choses très différentes voire opposées (jolie jeune femme / assemblage de cadavres d’animaux est souvent très... intéressant.

Mes photographies se débrouillent cependant très bien sans moi pour étonner le public et je compte bien l’étonner toujours autant dans 100 ans quand je serais vielle et moche.

Ma démarche touche au vivant. Il existe certainement chez les femmes, « créatrice de vies », une sensibilité à celle - ci qui leur est propre.

16. En fait votre démarche est la passerelle idéale entre la science et l’art ? Faites-vous partie d’une école de pensée ? De quels autres artistes vous sentez-vous proche ?

« Idéale » rien que ça ! C’est vrai que je cherche un art vulgarisateur de la science et qu’elle est ma principale source d’inspiration.

Je ne me sens pas spécialement proche d’une école de pensée. Pour moi, les critiques d’art se chargent des rattachements, comparaisons, critiques ou oppositions que l’on peut trouver aux travaux des artistes. Ceux-ci, se consacrant plutôt à produire des oeuvres. Je préfère donc laisser la théorie pure aux théoriciens et avancer de façon individuelle en travaillant ma production. Je n’ai pas pour objectif de faire évoluer l’art pour lui même. Ce n’est que mon moyen de communication.

Cependant, des termes comme « bio-punk, bio artistes, et wet-art éveillent mon intérêt et je me sens proche de travaux comme ceux d’ Aziz et Cucher , David Lachapelle, Eduardo Kac, Orlan... Je projette aussi de décortiquer les livres « Technoromantisme » de Stéphane Barron et « Crépuscular Dawn » alias « la bombe génétique » de Virilio qui sort prochainement à la MIT press. Pour en revenir à mon école « buissonnière » de pensées, je vous renvoie à un texte que j’ai écrit pour un numéro de Semiotext(e) intitulé « Flesh eating technologie » (qui n’est pas encore paru) . Ce texte est intitulé « L’art comme moyen de vivre la révolution génétique ou l’auto-eugénisme, nouveau rapport à soi. » J’y présente mes idées, c’est une sorte de manifeste que l’on peut lire à cette adresse

17. Ce qui est diablement pertinent sur votre site c’est que nous avons le privilège de voir vos dessins préparatoires. Tout est terriblement intellectualisé et préparé à ce que l’on voit ?

Quel affreux adjectif qu’ « intellectualisé » Ces dessins sont plus issus de mon impatience à attaquer les prises de vues et aussi du plaisir qu’apporte le dessin quand il libère l’imagination...

Préparé, oui bien sûr, intellectualisé, j’espère que mon travail ne l’est pas trop. Je souhaite que mes propositions soient le plus limpide possible car m’adresser à un large public m’intéresse plus que de faire mousser l’appréciation exclusive d’initiés de tous bords avec d’obscures références...

Bien que les dessins préparatoires soient importants, il y a une part de hasard dans la réalisation des photos d’"Organismes 2ème génération qui n’est pas anodine :

Il est techniquement impossible de se représenter précisément à l’avance l’aspect d’un mutant de cette série jusqu’aux dernières secondes avant la prise de vue. De la même façon, il est pour le moment encore impossible pour les généticiens de prévoir à 100% la nature exacte de l’être qu’ils vont créer avant qu’il n’existe.

18. Vous citez Braque " Le progrès en art ne consiste pas à étendre ses limites mais à les mieux connaître. " Vous vous inscrivez donc totalement dans cette philosophie. Toujours ce rapport étroit avec les mots.

Oui, je trouve que le langage et l’écriture sont importants, pas tant pour la compréhension d’une oeuvre d’art que pour sa diffusion et pour l’évolution de la démarche plastique. Ne sommes nous d’ailleurs pas en train de le prouver ?

Quand à cette citation, je préfère effectivement le terme de "mieux connaître" à celui d’ "étendre " concernant le progrès en art. Je trouve certaines descriptions de Braque au sujet des rapports entre l’art et la science encore très actuelles. Cependant, plus que l’art lui même, ce sont l’écologie, la post-humanité, les mutations et l’auto-eugénisme, qui sont mes champs de réflexion.

19. Quels sont vos projets artistiques les plus fous pour le futur ?

Après les animaux, j’aimerais retourner plus au corps humain. créer des post-humanités possibles ainsi que leur contexte. Jouer avec.

Nous projetons aussi de produire des créations communes, avec mon mari. Sam est un critique impitoyable dont j’apprécie le point de vue. Il commence, de plus à écrire de la science fiction...

Sans doute allons nous creuser l’aspect "piège et intox", avec d’autres prestations de services factices, notamment sur le web, développer un univers, ses lois, ses guides pratiques...

20. Par quoi avez-vous envie de terminer cette E-terview ?

En vous remerciant de me l’avoir proposée ! J’informe aussi les intéressés que je suis disponible pour toute question par mail

Le site d’Anne Espéret

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