Interview : Sorj Chalandon

Interview : Sorj Chalandon

Sorj Chalandon passe une grande partie de sa journée devant la télé. Les pseudo intellectuels vont immédiatement le qualifier de beauf, de Rmiste ou de chômeur, mais ils auront tort, comme d’habitude. Car Sorj Chalandon est journaliste à Libération et auteur de la chronique « Après Coup ».
En textes magnifiquement bien écrits, il restitue ce que l’on n’avait pas vu, ou mal vu, ou mal perçu. Il nous livre avec des mots simples un regard sur un instant télévisuel furtif, très-très loin des analyses alambiquées. Chaque jour, il nous démontre que l’Homme n’est pas perdu : il lui reste son sens critique.

« Après Coup » est une rubrique à découvrir d’urgence

Fred Sauton : Bonjour Sorj Chalandon, commençons si vous le voulez bien par 10 dates capitales de votre vie... pour une rubrique qui s’intitule « Sorj Chalandon en dix temps » :

Premier temps, la naissance, certainement. Le 16 mai 1952, à Tunis. Enfance sans date. Deuxième temps, la rencontre avec l’extrême-gauche, en 1969. Si ce rendez-vous a été dramatique pour certains, douloureux pour d’autres, risible aussi pour beaucoup, la Gauche Prolétarienne a été pour moi un socle, une entrée en morale et l’apprentissage d’une vie. De cette époque, je garde ce que je suis.
Troisième temps, l’entrée en terre adulte, lorsque le 25 février 1972, un ouvrier mao, Pierre Overney, était abattu par un vigile lors d’une distribution de tracts à Renault.
Mon arrivée à Libération, en septembre 1973, marque le quatrième temps. Il est la suite logique d’un engagement et le début d’un combat que j’estime poursuivre encore.
Les six autres dates de mon temps resteront privées.

2 - Vous êtes journaliste à Libération et avez obtenu en 1988, le prix Albert Londres de la presse écrite, qui sont les « Albert Londres » d’aujourd’hui ?

Ce sont ceux d’hier, les mêmes. On ne connaît ni leur nom ni leur visage. Ils ne parlent pas d’eux. Ils laissent parler, ils font dire, ils écoutent. Quand ils reviennent de guerre, de loin, d’ailleurs, ils ennuient avec leur petite histoire. On les écoute une heure, politesse. On les regarde ensuite avec compassion. Et puis, on les évite un peu. Rien de grave, juste de côté, comme tous les saccageurs de vie. Le Grand Reporter ne devrait jamais revenir. Il devrait rester sur son terrain, lorsqu’il cherche, lorsqu’il écrit, lorsqu’il reporte. Il est utile, lorsqu’au noir de la vie, un gamin apeuré voit ses mots recopiés par lui un à un, à l’usage d’autres, bien loin d’ici, qui se diront peut-être que les mots de cet enfant valaient la peine. Qu’il était juste, nécessaire, important d’être à ses côtés, ce jour-là, dans ce pays-là, et qu’il fallait écouter pour entendre. Après, il y aura un titre d’article, un sous-titre, des coupes peut-être, une mise en page, un filet maigre. Et un kiosque. Et un matin. Et une terrasse d’hiver avec les mots du gosse sur la table, qui tirent par la manche, qui tournent en tête et en gorge. Qui sont les Albert Londres d’aujourd’hui ? Des femmes et des hommes indemnes de tout cynisme, qui recopient avec soin les mots d’un enfant. J’espère.

3 - Votre chronique, intitulée « Après-coup » est un vrai régal tant dans le fond que dans la forme. Le fond : une critique parfois acerbe mais toujours juste de « moments » de télévision, la forme : une écriture parfaite. Comment procédez-vous, comment choisissez-vous les émissions dont vous allez parler, comment se déroule l’écriture ?

Je regarde la télévision plusieurs heures par jour. Je cherche. Exactement comme un reporter sur le terrain. Le terrain, c’est l’écran. Une marée d’images et de mots, un vertige. Il faut avoir les sens en éveil. Il faut être en chasse. Ce peut être un mot dit, un regard en coin, un dialogue, la couleur d’une nappe de cuisine. Un rien. Et puis ce rien tourne au fond du ventre. Ce peut être un instant de mépris, une remarque de présentateur, une défaillance d’interrogé, une vraie douleur, de fausses larmes, un geste d’amitié, une tendresse inaperçue. Et cet instant saute au coeur, s’impose. Le restituer, c’est le dire. Le raconter, citer, montrer, refaire de l’image et du son. Repasser la bande au hachoir à mots. Mais respecter. Respecter. La cruauté d’une phrase ne doit pas être analysée mais restituée. Je ne dis pas ce que je pense. Pas de moi. Ni commentaire, ni analyse. Sauf dans le choix des mots proposés. C’est un exercice déconcertant. Certains y lisent une sorte de rapport de greffe. D’autres reprochent le manque "d’engagement personnel", d’autres encore et enfin, reçoivent en plein le regard qui m’avait bouleversé. Pas parce que j’ai parlé de ce bouleversement, mais parce que j’ai essayé, juste essayé, de redire ce regard. Sans trahir celui qui regardait, sans trahir celui qui était regardé. En prenant garde. Même en tempête de haine.

Et merci pour le compliment.

4 - Loana ou Isabelle Alonso ?

Ni l’une ni l’autre. Ni dans le fond, ni dans la forme. Ni dans rien. Les femmes s’appellent Danielle Casanova, Geneviève de Gaulle, Rosa Luxemburg, Dolorès Ibarruri, Constance Markievicz, commandant en second de l’Irish Citizen Army lors de l’insurrection de Dublin, à Pâques 1916. Elles s’appellent Simone Veil ou Elisabeth Badinter. Elles sont vivantes et belles.

5 - L’Internet, à travers entre autres de nombreux webzines, prend de plus en plus de place et d’ampleur... Le journalisme traditionnel a-t-il un avenir ?

Je ne sais pas. Je n’en ai aucune idée. Personne ne sait. Nous assistons à une réelle mutation sans en connaître ni le sens ni l’importance. Mais le journal quotidien n’est plus l’objet qu’il était. Il n’est plus indispensable. Il y a la certitude d’être informé partout, et par tout, et par tous. Aller au kiosque chaque matin ou chaque soir, payer, prendre le journal et le lire est un acte moins familier qu’hier. C’est un fait. En tirer une certitude relève du péché d’orgueil.

6 - Arthur, Jean-Luc Delarue, Marc-Olivier Fogiel ou Thierry Ardisson ?

Bon. Je ne vais pas répondre comme pour Loana ou Alonso. Se défiler deux fois frise l’impolitesse. Alors je dirais Philippe Lefait, Serge Moati et Jean-Luc Delarue. Oui, Delarue. Pour ses silences lorsque les autres parlent. Pour ce qui ressemble à du respect.

7 - Vos derniers coups de cœur culturels (livre/ciné/musique) ?

Bloody Sunday, le film. Parce que L’Irlande du Nord. Et parce que la vérité. Tout Goldman, parce que l’amitié et encore la vérité. Le livre de Florence Aubenas et Miguel Benasayag "Résister c’est créer", à la Découverte. Parce que l’alternative oxygénée. Et aussi "Le souci des autres", de Gilles Bernheim (Calmann-Lévy), un livre sur le fondement de la loi juive. Et enfin la revue littéraire Europe, qui publie un spécial Henri Calet (Novembre/Décembre).

8 - Thalia en sex-symbol, TF1 pour précepteur, Jean-Pascal en néo Citizen Kane... Les 15-25 ans ont-ils un avenir ?

Souvenez-vous. Marielle Goitchelle en sex-symbol, l’ORTF pour précepteur, avions-nous un avenir ?

9 - Les journalistes sont-ils des gens fréquentables ?

Oui, très.

10 - Votre drogue de prédilection ?

La musique irlandaise. La bière. Le vent. La pluie. (Le tout combiné, si possible).

11 - 5 bonnes raisons de ne pas résilier son abonnement à Canal + ?

... 5 bonnes raisons de jeter son décodeur ?

1- Les Simpsons
2- La France d’en face.
3- "+ Clair" parce que Daphnée R.
4- Le son : "Cinééééma Cinééémaaa Tchi taaa"
5- L’habitude.

Je ne jette pas une boite à images.

12 - La grande qualité littéraire de votre travail nous laisse espérer voir un jour sortir en librairies une compilation de vos chroniques, vain espoir ?

Ce sont des objets datés, fragiles, fanés à l’approche du soir. Le papier journal ne sera jamais autre chose qu’un journal en papier. Et c’est bien comme ça.

13 - Si vous aviez à écrire votre épitaphe, quelle serait-elle ?

A tous ceux qui sont flous sur les photos parce qu’ils ont bougé.

14 - Le dictionnaire définit ainsi le terme de journaliste : « personne qui collabore à la rédaction d’un journal. » C’est sobre. Quelle est votre définition personnelle du journaliste ?

Anonyme qui écoute les autres, qui regarde les autres, qui rapporte les autres.

15 - En quoi l’écrit est-il supérieur à l’image ?

En rien. L’image d’une femme tchétchène morte dans le théâtre sera toujours, toujours, toujours, toujours plus forte que les mots pour le dire. Les mots serviront après, pour expliquer cette femme et cette mort.

16 - L’homme et la femme de télé dont vous admirez le travail ?

Ils n’ont pas de noms. Ils sont journalistes. Envoyés spéciaux. Ils apparaissent en direct, un micro à la main, entre deux autres sujets du journal télévisé. Ils regardent la caméra, ils lisent parfois leur feuille de papier, ils ont l’air égarés, inquiets. J’aime ces gens lorsqu’ils doutent et répondent :"je ne sais pas" à une question posée. J’admire ceux qui ont le courage de cette phrase.

17 - Quels sont les autres titres de la presse (hebdomadaires ou quotidiens) que vous aimez lire ?

En fait, un peu tout. J’ai toujours peur de manquer. Alors tout. Tout, c’est à dire du Monde Diplo à Voici, de De l’Air aux Inrocks, de Rouge à National Hebdo. Je n’achète pas tout, mais je ne rejette rien. Comme à la télévision, dans le flot, il y a toujours, toujours une petite lumière.

18 - En quoi l’existence de Sorj Chalandon a-t-elle un sens ?

Enlevez le nom, le prénom, et je tente une réponse.

19 - Etes-vous heureux ?

Je suis adulte.

20 - Juste 1 mot qui finira cette e-terview ?

Dignité.