Edgar Allan Poe : écrivain de l’Apocalypse

C’est assez rare pour le souligner, dès le début de cette chronique, mais dans ce livre d’Edgar Allan Poe le traducteur est largement aussi connu sinon plus que son auteur lui-même. C’est en effet Charles Baudelaire « himself », le poète maudit bilingue et chantre du Spleen qui a traduit une grande partie de l’œuvre de Poe et qui a ainsi permis de le faire connaître au monde des lettres. Chaque syntagme ainsi restitué en bon français littéraire porte donc les stigmates de la pensée baudelairienne, ce qui doit être diablement intéressant à analyser pour les linguistes. Les deux auteurs partagent en outre le même imaginaire, le goût de la chose fantastique et un caractère innovateur en plus d’une image sombre et torturée.

Le thème de la mort pourraient sembler être, de prime abord, l’obsession sempiternelle et grave de ce recueil de dix-neuf nouvelles qui apparaît en un camaïeu morbide et rouge de sang et qui reviendra souvent dans les contes publiés à cette époque. Prolongeant ainsi de manière étroite la vie personnelle douloureuse et hantée par le trépas de son auteur lui-même, ces nouvelles courtes qui s’enchaînent à un rythme inquiétant et lourd de symboliques et frisent avec une autodestruction mentale latente. Mais il n’en est rien, le cœur de la démonstration d’Edgar Allan Poe trouve ses réponses les plus signifiées dans un rapprochement référentiel aux écrits de l’Apocalypse.

Le chiffre total du nombre de nouvelles de ce recueil est d’ailleurs hautement chargé symboliquement car le chapitre « 19 » de l’Apocalypse met en scène par exemple les bonnes actions des fidèles. Ce qui tendrait à démontrer qu’Edgar Allan Poe rend hommage à sa manière au texte biblique par ce truchement inspiré de macabre, de masques et d’épouvante savamment orchestré. Ces histoires sortes d’enfants bâtards de Théophile Gautier et de Francis Bacon sont, il faut bien le dire assez inégales, dans leur qualité littéraire, leur intrigue et leur maîtrise formelle. Mais il semble que c’est justement ce collage d’histoires différentes, complémentaires qui finalement font de ce florilège une variation forte et poignante comme un champ lexical désabusé et cynique sur la vieille camarde, ses tenants et ses aboutissants.

Dans « Le masque de la Mort Rouge », nouvelle la plus célèbre et titre éponyme de cet ensemble - que l’on pourrait lire en mettant le « Carmina Burana » de Karl Orff comme fond sonore, on assiste à une rencontre fortuite avec une personnification grossière mais parlante de la Faucheuse. Une atroce maladie ayant ravagé une contrée mystérieuse et hors du temps, une maladie pestilentielle qui pourrait vous transforme en moins d’une demi-heure en un fantôme sanglant. « Le personnage était grand et décharné, et enveloppé d’un suaire de la tête aux pieds ». Maître de l’horreur et de l’étrangeté bien avant le cinéaste John Carpenter ou ceux - et c’est une lapalissade - qui lui rendront hommage au Cinéma, alchimiste de la « Terreur », Edgar Allan Poe multiplie les peurs angoissantes et intrinsèques dans ces brefs récits superbement maîtrisés et dosés. Il a su cultiver mieux que personne le sens du mystère et du péché originel, un goût pour la perversité non feinte et une solidarité secrète entre toutes les victimes des jugements divins. Cette arrivée de la Mort dans un château où les châtelains se livraient à une orgie, fait indéniablement penser, outre à un poème de Poe lui-même, au film « Le Septième Sceau » d’Ingmar Bergman. L’écriture et la mise en scène de Poe décrit avec une rare intensité et une belle cohérence ce dont Bergman fera un des classiques du septième art - c’est veau la symbolique des chiffres décidément, une terre mangée par une lumière blanche où la mort vendra faire sa dernières visite tragique aux hommes qui la peuplaient.

On a certainement pas assez dit à quel point le mythe forgé autour des écrits d’Edgar Allan Poe - maître du désordre, figure du poète maudit en exil, du pionnier solitaire qui a ouvert des chemins, à des années-lumière en fait de sa poétique et de sa vie - correspond à une personnification de la version « littéraire » de l’Apocalypse, à laquelle ont contribué, chacun à leur manière, Charles Baudelaire, Marie Bonaparte, et Rufus Griswold, Bergman, Dryer et tant d’autres. Ce mythe autour de l’écrivain de Poe, apparaît comme une pensée, un signe complexe, un système de représentation. Il repose sur des traditions culturelles précises qui, des textes fondateurs de la tradition eschatologique jusqu’à sa propre époque, rendent compte de la richesse intertextuelle de cette œuvre si polysémique. Il faut lire Poe car au delà d’être un véritable faiseur d’intrigue, il y a chez lui toute une tradition et un travail sur des thèmes fondateurs qui parlent aussi bien de l’histoire des hommes. Le totalité de ce recueil est une célébration, un introspection artistique méticuleuse sur ce passé originel-là.

« Le masque de la Mort Rouge et autres nouvelles fantastiques », Edgar Allan Poe Folio SF, 2002 , 374 pages.

« Le masque de la Mort Rouge et autres nouvelles fantastiques », Edgar Allan Poe Folio SF, 2002 , 374 pages.