LE PARC

LE PARC

Un jeune homme de fort belle allure gambadait dans le parc, un grand sourire aux lèvres. Ses jambes donnaient l’impression de le porter sans effort là où il voulait.
A tout instant il se penchait sur l’herbe et, s’agenouillant gracieusement, respirait une violette ou bien encore frottait son visage contre une brassée de marguerites, voire attrapait d’un bref coup de mâchoires un bouton d’or pour l’arborer quelque temps à sa bouche, puis reprenait cette sorte de petit trot dansant qui caractérisait le mouvement général de son corps.

Tout ce qui s’offrait à sa vue semblait l’enchanter. Ainsi, dès qu’il apercevait un arbre, il ne pouvait s’empêcher de se précipiter à sa base pour en baiser les racines, puis, se relevant, de le ceindre puissamment comme une vieille connaissance pour finir par danser autour de lui en décrivant une folle farandole. Le ciel aussi était pour lui un éternel ravissement. Il ne cessait tout en gambadant de lever la tête pour suivre le mouvement des nuages quitte pour ce faire à trottiner à reculons. A aucun moment il ne trébuchait tant sa course, pareille à celle d’un demi-dieu, ne paraissait pouvoir souffrir aucun obstacle. D’ailleurs les gens qu’il croisait s’écartaient spontanément sur son passage sans pour autant, et cela était tout à fait étrange, sans pour autant le regarder, comme si sa présence n’était pas plus perceptible que celle d’un moucheron. Et quant, charmé par la beauté gracile d’une jeune fille, le jeune homme, portant sa main à sa bouche, lui adressait un baiser délicat, celle-ci, loin de s’en offusquer ou au contraire d’en être flattée, ne laissait paraître aucun sentiment, faisant tout à fait comme si elle ne l’avait pas vu (mais l’avait-elle seulement vu ?) ou comme s’il n’existait pas. Cela n’avait pourtant pas l’air de troubler notre homme qui n’en allait que plus gaiement, saluant même chaque passant d’un large geste de la main.

Le parc allant en descendant, son trot se fit de plus en plus rapide jusqu’à se transformer en une sorte de galop qu’il interrompait tous les vingt pas pour exécuter une magnifique cabriole. Bientôt sa course folle lui fit croiser une étendue d’eau sur laquelle dérivaient quelques canards à moitié endormis. Il ne fit ni une ni deux et, sans même prendre le temps d’ôter sa veste, se jeta dans l’eau qu’il fendit d’une brasse d’une puissance formidable. Arrivé de l’autre côté de la rive, il ressortit instantanément de l’eau et reprit son galop sans que le poids de l’eau ne semble entraver ses mouvements. D’ailleurs, fait marquant, aucune goutte d’eau ne s’écoulait de ses vêtements et sa chevelure paraissait tout à fait sèche, comme si sa traversée du petit lac ayant été tellement rapide, l’eau n’avait eu que le temps de caresser sa joue alors que quiconque à sa place eut été trempé jusqu’aux os. Toujours est-il que le jeune homme, l’air de plus en plus léger, ne cessait de bondir à une allure de plus en plus vive, décrivant dans l’herbe molle des cercles ne répondant à aucune logique. Parfois, sans doute emporté par son élan ou répondant à une soudaine nécessité, il se laissait rouler contre un talus pour aussitôt se relever et reprendre, insouciant, sa fantastique chevauchée. Aucune fatigue, aucune lassitude ne se dessinaient sur son visage rayonnant. S’y lisait au contraire une soif de vivre inextinguible. Pour un peu on aurait dit un chien fou que son propriétaire sortait à l’air libre après l’avoir tenu confiné plusieurs jours dans quelque étroit appartement. Et de fait la course du jeune homme donnait l’impression d’être tout à fait désordonnée et de n’avoir d’autre but que de faire entrer un maximum d’air dans ses poumons et de réveiller ses membres engourdis.

Ainsi donc allait sa traversée, pleine de sautillements, de bondissements, d’accélérations soudaines suivies de décélérations toutes aussi inattendues. Personne n’avait l’air d’observer son manège (et pourtant le parc à cette heure avancée de la journée était loin d’être désert) mais si quelqu’un l’avait vu, il n’aurait sans doute rien compris à un tel déploiement de joie et d’énergie. Un feu secret devait l’habiter. Sinon comment expliquer un tel appétit de vivre, une telle curiosité face à la nature, un tel tourbillonnement et une telle force dans le moindre de ses déplacements.

A présent le jeune homme s’amusait à tourner sur lui-même à une vitesse vertigineuse tout en agitant les bras à la manière d’un grand oiseau migrateur et en exécutant des pas de danse proches de ceux d’une valse. Mais de quelle sorte de valse pouvait-il bien s’agir et en quel honneur et à l’occasion de quelle mystérieuse fête ? Nul n’aurait su le dire. Cette valse cependant finit par prendre fin et l’homme, pas même vacillant, reprit son chemin, embrassant du même allant chaque tronc d’arbre, chaque fleur, chaque feuille, chaque brin d’herbe pour aussitôt se relever, la narine frémissante et se remettre à courir en tous sens, tel un dératé.

Quant sept heures sonnèrent au clocher d’une église toute proche le gardien du parc sortit de sa cahute et entreprit sa ronde habituelle afin d’écarter les quelques promeneurs attardés. Il était sept heures vingt passées lorsqu’ayant inspecté toute l’étendue du parc et s’apprêtant à rejoindre l’entrée afin d’en verrouiller les grilles il aperçut dans la pénombre du soir grandissant une forme inhabituelle le long d’un chêne plusieurs fois centenaire. Il pressa le pas mais arrivé au pied de l’arbre il ne put que constater l’irréparable. Au bout d’une corde pendait tout raidi le corps du jeune homme jadis si alerte et désormais immobile à jamais et comme rendu à la nature, à cette nature si gaie et parfois, comme prise d’un remords, si triste.

Bertrand Betsch

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